Lundi dernier, le New York Times a publié les photos de soldats américains en Afghanistan prises par un photographe-vedette du quotidien, Damon Winter. Parmi les clichés publiés, certains avaient été pris avec un simple iPhone (plus précisément avec l'application Hipstamatic). Damon Winter, lauréat d'un prix Pulitzer l'an dernier, avait pourtant son appareil Canon 5D Mark II dans sa besace. Sauf qu'il trouvait plus facile de s'approcher des militaires avec un iPhone, plus discret qu'un appareil photo et permettant une plus grande intimité. Les jeunes soldats se sentaient moins scrutés puisque qu'ils ont l'habitude de se photographier entre eux avec leur téléphone.

Ce n'est pas la première fois qu'un photographe professionnel utilise son iPhone pour prendre des photos. David Guttenfelder, d'Associated Press, a fait de même le printemps dernier. Mais la publication des clichés de Damon Winter à la une du New York Times a tout de même soulevé un débat au sein de la communauté des photographes et des responsables de l'information visuelle dans les journaux américains. Au coeur de la discussion, cette question: l'application Hipstamatic - avec son éclairage verdâtre et l'aspect un peu irréel qu'elle confère aux images - modifie-t-elle l'image au point de transformer la réalité?

C'est l'avis de Martin Gee, superviseur de la mise en page des reportages au Boston Globe, qui s'oppose à l'utilisation de l'iPhone dans le contexte du photoreportage de guerre. Sur son blogue, il écrit: «L'application ajoute des bordures, des textures, une couleur et des effets qui ne se retrouvent pas dans l'image originale. Je dis non au iPhone pour les photos de guerre.»

Joint par La Presse, le photographe Damon Winter n'a pas voulu sauter dans la mêlée, laissant plutôt ses images parler d'elles-mêmes. «J'avais le pressentiment que l'intérêt suscité par les photos porterait surtout sur l'appareil utilisé pour les prendre, écrit-il dans un courriel. J'hésite à être perçu comme le porte-parole (posterchild) du photojournalisme avec un iPhone.»

La réalité est-elle possible?

Dans son essai On Photography, l'écrivaine Susan Sontag affirmait que «même si on a l'impression que l'appareil capture la réalité, une photographie demeure une interprétation du monde au même titre qu'une peinture ou un dessin».

Un point de vue partagé par Vincent Lavoie, professeur au département d'histoire de l'art de l'UQAM et auteur du livre Photojournalismes: revoir les canons de l'image de presse, paru il y a quelques semaines aux éditions Hazan. «C'est un grand fantasme de penser que les photos représentent toujours la réalité, lance M. Lavoie. Il y a toujours un parti pris esthétique lorsqu'on choisit un sujet, un cadre, une focale. Dans le cas des photos de Damon Winter, c'est un faux débat. Il est clair qu'il n'y a aucune intention de la part du photographe de berner les lecteurs et je comprends mal comment la technique utilisée peut modifier suffisamment une photo au point de fausser la réalité. Le New York Times a un code de déontologie qui a été révisé il y a quelques années pour tenir compte des derniers outils informatiques et dans ce cas-ci, il est respecté.»

Robert Maltais, directeur du programme de journalisme à l'Université de Montréal et ancien secrétaire général du Conseil de presse du Québec, est également d'avis que l'utilisation de l'iPhone ne pose pas problème. «S'il n'y a pas de distorsion des faits ou des personnes, on tombe dans la rectitude politique en s'opposant à l'utilisation de l'iPhone, observe-t-il. Il s'agit d'une application technologique, je n'y vois pas grand problème. Cela dit, cette question rejoint un des thèmes du congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec qui a lieu en fin de semaine. Nous étions des artisans, le multiplateforme fait de nous des techniciens.»

Pour Marc-François Bernier, professeur au département de communications de l'Université d'Ottawa, la question ne se tranche pas si clairement. «Ce débat existe depuis le début de la numérisation des photos, note ce spécialiste de l'éthique journalistique. On doit se demander: verrait-on la même chose si on était sur place? Si c'est plus beau que la réalité, cela ne correspond donc pas à la réalité des faits. Au fond, on ne devrait pas effectuer des manipulations sur l'ordinateur qu'on n'aurait pas pu faire dans une chambre noire. C'est là qu'on doit tracer la ligne.»