Deux ans. Deux longues années à piqueter et sortir un journal en ligne, Rue Frontenac. Dans la nuit du 24 janvier 2009, le Journal de Montréal a décrété un lock-out, jetant 253 personnes sur le pavé, journalistes et employés de bureau. Tout le monde s'attendait à un long conflit. Un an, deux peut-être. À la veille du deuxième anniversaire, les lock-outés se posent une question: combien de temps encore?

Diane Dupont fixe la fiche que la secrétaire du dentiste vient de lui remettre. Assise dans la salle d'attente, elle n'arrive pas à remplir la case profession. Un an plus tôt, elle aurait écrit sans hésiter téléphoniste-vendeuse au Journal de Montréal, mais après 20 mois de lock-out, elle ne sait plus. Qui est-elle? Téléphoniste-vendeuse? Encore?

«Je suis partie à pleurer. Je me suis dit: "Je ne suis plus rien."»

C'était le 23 septembre 2010.

Aujourd'hui, Diane Dupont n'arrive plus à se débarrasser de sa colère. Lorsqu'elle parle de Pierre Karl Péladeau, grand patron de Quebecor, elle dit IL. Elle ne prononce jamais son nom. «IL n'a aucun respect pour nous.» «IL n'est pas comme son père.» «IL ne connaît aucun de ses employés.» «IL ignore qui je suis, moi, Diane Dupont, téléphoniste-vendeuse depuis des décennies.»

Elle a passé sa vie au Journal de Montréal. Elle avait 17 ans quand elle a été embauchée. Aujourd'hui, elle en a 52.

Depuis deux ans, sa colère enfle. Elle en veut aux patrons qui ont préparé le lock-out pendant un an et elle a une rancune tenace contre Pierre Karl Péladeau qui a fait d'elle une femme amère, habitée par le ressentiment, une femme qui se choque contre des inconnus qui lisent le Journal de Montréal.

Diane Dupont arrête souvent au même Ultramar pour prendre de l'essence et acheter un café. Un jour, l'employée lui a offert une copie du Journal de Montréal. Diane Dupont a dit non, un non enragé.

«Je lui ai demandé: "Est-ce que tu sais que ce journal-là est en lock-out?" Elle m'a répondu: "Oui, mais c'est mon job de l'offrir."»

La réplique de Diane Dupont a fusé, cinglante. «Ben moi aussi, c'était mon job!»

Elle ne se reconnaît plus. Cette amertume, cette agressivité qui tourne à vide. «Qu'est-ce qu'IL a fait de moi, cet homme-là?»

Depuis deux ans, sa vie se résume à Rue Frontenac, quotidien en ligne dirigé par les employés en lock-out. Trésorière du syndicat, c'est elle qui tient les cordons de la bourse.

Rue Frontenac est devenu sa famille, sa bouée de sauvetage.

Assise à son bureau dans une pièce étroite qu'elle partage avec une collègue, Diane Dupont repense à l'aube du 24 janvier 2009 lorsque son téléphone a sonné à 5h17. Un collègue lui a annoncé que le journal était en lock-out. Elle en garde un souvenir douloureux. «Toute la journée, les gens défilaient au local du syndicat. Chaque fois que quelqu'un arrivait, on se mettait à pleurer.»

Elle se doutait que le conflit s'éterniserait. Un an? Sûrement. Deux? Peut-être. Mais plus de deux ans? Elle n'y croyait pas. Aujourd'hui, elle n'en voit plus la fin.

***

Il faut monter 38 marches pour se rendre aux locaux de Rue Frontenac situés dans une bâtisse décatie. Il fait froid, l'édifice est balayé par les courants d'air. La salle des nouvelles est petite: quelques pupitres, une poignée de journalistes penchés sur leur ordinateur, une grande fenêtre où on voit le Journal de Montréal. L'ennemi.

Le 24 janvier 2009, Raynald Leblanc, qui dirige le syndicat depuis trois ans, s'est réveillé à 4h du matin. Son téléphone n'avait pas encore sonné. «C'est bon signe», s'est-il dit. Puis son cellulaire a déchiré le silence de la maison. «Ça y est, on est en lock-out!»

Il faisait un froid de canard ce jour-là et TVA, qui appartient à Quebecor, était dehors, en direct, face au local du syndicat.

Raynald Leblanc vit, lui aussi, une crise d'identité professionnelle. «Depuis deux ans, tu n'es plus rien. Tu as une enseigne qui clignote au-dessus de ta tête qui dit lock-out. T'es quoi dans la vie? Un lock-outé? Ça veut rien dire, cibole!»

«Ta vie est sur le hold. À la maison, on ne parle que de ça. C'est effrayant de faire ça au monde.»

Raynald Leblanc est photographe. Il a été embauché en juin 1981. Bientôt 30 ans. Sa femme, Dominique Lachance, était chef de pupitre au Journal de Montréal. Un couple en lock-out. Depuis deux ans.

Olivier Jean, lui, a appris la nouvelle sur Facebook au milieu de la nuit. «J'ai réveillé ma femme et je lui ai dit: «Hé! On est en lock-out! J'ai peut-être ajouté: tabarnak.»

Photographe dans la jeune trentaine, il travaille au Journal de Montréal depuis 10 ans.

Lui aussi refuse de prononcer le nom de Pierre Karl Péladeau et de ses patrons. «Au début, on est choqué, explique-t-il. Mais aujourd'hui, j'ai arrêté de LES haïr. Et je ne lis plus le Journal de Montréal

Même s'il aime son travail à Rue Frontenac, même s'il apprécie sa liberté, ses collègues et sa nouvelle famille qui s'est tricotée et soudée pendant deux ans, il avoue qu'il est fatigué.

«Si on m'avait offert un job au début du conflit, j'aurais dit: non, jamais! Aujourd'hui, j'écouterais.»

***

Jean-Philippe Décarie était en route pour des funérailles quand il a appris qu'il était en lock-out.

C'est lui qui coordonne la cinquantaine de journalistes de Rue Frontenac. Pas question de retourner au Journal de Montréal. Il n'aime pas ce que son quotidien est devenu. «Je ne suis pas en faveur d'une presse de délation qui passe son temps à dénoncer les allocations de dépenses des organismes publics et à critiquer Radio-Canada et Power Corporation. Et je ne veux pas faire la promotion des bons coups de Quebecor.»

Pourtant, Jean-Philippe Décarie a eu une belle carrière au Journal de Montréal. Embauché en 1984, il a été tour à tour directeur des pages financières, directeur de l'information, rédacteur en chef, chroniqueur. Aujourd'hui, il écrit dans un journal en ligne.

Le plus dur? Passer son temps à parler du conflit. Même réaction chez Olivier Jean, Raynald Leblanc et Diane Dupont. L'impression que l'univers tourne autour du lock-out.

«Il n'y a qu'un lock-outé qui peut comprendre un autre lock-outé», croit Olivier Jean.

«Nous ne sommes bien qu'avec les gens du conflit, ajoute Diane Dupont. On se comprend entre nous.»

Gabrielle Duchaine vit cette fusion de façon particulièrement intense. Son humeur est branchée sur Rue Frontenac. Quand Rue Frontenac va bien, elle va bien, mais quand il va mal, elle va mal. «Quand on vit des semaines creuses, le découragement vient vite», dit-elle.

Elle vient d'avoir 26 ans. «J'ai beaucoup de colère. Au début, quand je voyais quelqu'un lire le Journal de Montréal dans un café, j'étais fâchée toute la journée. La première année, j'ai coupé les ponts avec mes amis. Leur bonheur, leur insouciance me mettaient hors de moi. J'étais trop frustrée. Je vivais de l'anxiété extrême.»

Aujourd'hui, Gabrielle a appris à dompter ses frustrations, mais depuis un mois ou deux, l'atmosphère s'est dégradée. «Avant les Fêtes, les gens étaient au bord des larmes, on se chicanait, on vivait un creux. Aujourd'hui, je sens toujours le creux. Le deuxième anniversaire du lock-out s'en vient, la lourdeur est là, l'incertitude aussi. La salle est petite, on se contamine.»

Vincent Larouche, 27 ans, écoute Gabrielle, sa blonde. Un couple en lock-out. Un autre. Pas facile. La bulle, le sujet unique, l'obsession. Mais le pire, raconte Vincent, ce sont les partys de Noël. L'éternel: «Pis, toujours en lock-out?» Et les inévitables gérants d'estrade. «Vous devriez aller chercher plus de pub!» Surdose, disent Gabrielle et Vincent.

«Ça prend une place démesurée dans notre vie, affirme Gabrielle. Il faut se forcer pour ne pas en parler. Mais au moins, on se comprend.»

«Au début, je vivais beaucoup de colère, de frustration et d'amertume, ajoute Vincent. C'est lourd à porter, tout ce ressentiment.»

J'ai rencontré Gabrielle et Vincent au Chic Frontenac, casse-croûte lancé par deux lock-outés. Diane Guillemette a travaillé pendant 31 ans aux petites annonces du Journal de Montréal avant de battre la semelle sur le trottoir, puis de cuisiner des petits plats pour tuer le temps et donner un sens à sa vie.

«Je suis entrée au Journal à l'âge de 17 ans. L'été prochain, ça va faire 34 ans. J'ai passé ma vie ici.»

Comment va-t-elle après deux ans de lock-out? Mal, répond-elle sans hésiter. «Je suis en dépression.»

Le casse-croûte, installé dans le sous-sol du vieux bâtiment qui abrite Rue Frontenac, l'aide à tenir le coup, mais elle ne se fait pas d'illusion. «C'est une fuite. Tu sais pas où tu t'en vas, tu sais pas ce qui te pend au bout du nez.»

Et l'avenir?

«On est presque toutes rentrées aux petites annonces à 17 ans, répond-elle. On n'a pas suivi un cours de secrétariat, on n'a pas de base dans rien. Faudrait se recycler dans quelque chose.»

Diane soupire. «Le problème, c'est que ça me tente pas ben, ben.»