C'est devenu une évidence, nos téléphones intelligents, nos ordinateurs et nos tablettes numériques ont un effet réel sur la qualité de nos relations avec les autres. Branchés presque 24 heures sur 24, nous pouvons nous parler à n'importe quel moment et, pourtant, plusieurs se sentent déconnectés comme jamais de leur famille et de leur communauté.

Sherry Turkle, professeure au département de science, technologie et société du prestigieux MIT, s'intéresse à l'impact des nouvelles technologies depuis près de 30 ans. Il y a quelques années, elle a décidé d'étudier plus précisément la nature des changements causés par l'omniprésence de la technologie.

Dans son livre Alone Together, elle s'intéresse à divers aspects des nouvelles technologies. De l'utilisation de robots dans les soins aux personnes âgées aux jeux virtuels comme Second Life, qui permettent aux individus d'adopter une autre identité et de vivre des expériences dans un univers parallèle, la question demeure la même: la technologie est-elle en train de tuer l'expérience humaine? «Nous attendons davantage de la technologie et accordons moins de temps et d'importance aux relations humaines en chair et en os, observe-t-elle. Nous devrions nous en inquiéter.»

La psychologue donne l'exemple de Facebook, qui a réinventé la vie sociale des jeunes. «C'est Facebook qui a défini ce qu'est la sociabilité, affirme Shery Turkle. Aujourd'hui, l'amitié se résume à mettre des photos sur son site, à parler de soi aux autres et à entretenir une conversation absolument superficielle avec sa centaine d'amis. C'est complètement narcissique et, surtout, ça ne rend absolument pas ce que pourrait apporter une véritable relation. Je trouve ça troublant.»

Psychologue de formation, Sherry Turkle ne se considère pas du tout comme antitechnologie. Elle souhaite seulement que nous nous questionnions davantage sur les effets de la technologie dans nos vies et que nous refusions de nous laisser envahir par les nombreux gadgets censés nous faciliter la vie.

Pour son livre, elle a réalisé des dizaines et des dizaines d'entrevues. Première surprise: l'importance du 11 septembre dans la façon dont les jeunes Américains et leurs parents perçoivent le téléphone cellulaire.

«Il faut se rappeler que ç'a été des moments de grande angoisse pour les parents d'enfants qui fréquentaient l'école, raconte Sherry Turkle, dont la fille était à l'école primaire au moment des attentats. Nous n'avions aucun moyen de communiquer avec nos enfants et, dans les écoles, on les cachait dans les sous-sols comme dans les années 50 quand on craignait les attaques nucléaires. Impossible de se parler pour se rassurer. À partir de ce jour-là, les enfants ont donc accepté l'idée d'être en contact constant avec leurs parents, et ces derniers, même s'ils étaient contre les téléphones cellulaires, ont décidé d'en acheter un à leur enfant.»

Le téléphone cellulaire est donc devenu ce lien privilégié (les plus cyniques parlent de laisse électronique) entre parents et enfants, donnant l'illusion à certains que les nombreux textos échangés dans une journée sont l'équivalent d'une véritable conversation face à face. C'est une erreur, prétend Sherry Turkle, qui estime que la prolifération des textos au cours d'une journée a eu un impact négatif sur la qualité de la communication parents-enfants. «On s'imagine que, parce qu'on échange beaucoup avec son enfant, on a une bonne relation avec lui. C'est un leurre.»

Et les enfants ne seraient pas dupes, si on se fie aux commentaires recueillis par Sherry Turkle.

«Quand j'ai commencé mon livre, dit-elle, je m'attendais à raconter l'histoire d'adolescents qui rendent leurs parents fous à force de passer du temps au téléphone ou à texter. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que c'est le contraire. Ce sont les parents qui rendent les ados fous! Ce sont les parents qui passent leur temps à texter durant les repas, durant le match de soccer, en auto lorsqu'ils vont chercher ou reconduire leurs enfants, devant la télévision, tout le temps, quoi!

«Ils ont arrêté de parler à leurs enfants et passent beaucoup de temps la tête penchée sur leur téléphone. Ils ne semblent pas réaliser que la technologie est en train de les éloigner de leurs enfants. Ces derniers, enfants de parents divorcés pour la plupart, m'ont même dit qu'ils s'ennuyaient du temps où leurs parents étaient plus présents pour eux, plus attentifs. Et ils se promettent bien de ne pas répéter la même chose avec leurs propres enfants. J'avoue que j'ai été très surprise par ce revirement de situation.»

Sherry Turkle est bien consciente qu'il faudra attendre la prochaine génération pour assister, peut-être, à un retour du balancier. Pour l'instant, les jeunes que la professeure côtoie dans les salles de classe du MIT semblent complètement absorbés par les nouvelles technologies, et c'est loin d'être positif. Selon elle, la participation et la concentration des étudiants se sont dégradées au fil des ans. «On dirait que la recherche a remplacé la réflexion, note Sherry Turkle. Comme si le fait de chercher une information dans Google était la fin d'un processus et non le début. Mes étudiants ont l'impression que, une fois qu'ils ont terminé leur petite recherche sur l'internet, ils ont accompli quelque chose. Je trouve cela troublant.»

Malgré tout, l'auteure de Alone Together se dit optimiste. «Il faut donner aux nouvelles technologies la place qui leur revient, dit-elle. Elles sont utiles, mais elles ne doivent pas être envahissantes. Surtout, il ne faut pas les laisser remplacer les échanges en chair et en os, beaucoup plus enrichissants. Je crois qu'on a beaucoup réfléchi aux effets de la technologie dans notre vie matérielle, mais il est grand temps de porter attention aux effets qu'ont ces nouvelles technologies dans nos vies personnelles.»

Photo: archives La Presse

Selon Sherry Turkle, Facebook a réinventé la vie sociale des jeunes. «C'est Facebook qui a défini ce qu'était la sociabilité. Aujourd'hui, l'amitié se résume à afficher des photos sur son site, à parler de soi aux autres et à entretenir un niveau de conversation absolument superficiel avec sa centaine d'amis.»