C'est un phénomène à la fois extraordinaire et totalement inusité: après avoir été un des disques les plus vendus de l'année, l'album 12 hommes rapaillés, composé de poèmes de Gaston Miron mis en musique par Gilles Bélanger et interprétés par Perreau, Vallières, Rivard, Séguin et compagnie, devient ce soir spectacle aux FrancoFolies. Et un spectacle qui affiche archicomplet, qui plus est! C'est l'occasion ou jamais de se pencher sur les liens entre poésie et musique populaire au Québec. Impoésie, comme dirait Marjo...

Entendons-nous tout de suite: il sera question ici uniquement de la mise en musique rock ou pop de textes qui n'ont pas été écrits expressément pour devenir chansons - bref, de la mise en musique de vers en bonne et due forme. Cela exclut, c'est vrai, Vigneault et Leclerc, poètes s'il en fut, mais également auteurs-compositeurs, et qui ont toujours fait une nette distinction entre ce qui était poème et ce qui était paroles de chansons dans leur travail. Même exclusion pour Leonard Cohen, Michel Garneau et Denise Boucher, tous trois poètes qui écrivent aussi des chansons. Cela exclut même les textes de Claude Péloquin (Lindbergh, C'est pas physique, c'est électrique, etc.) et de Réjean Ducharme (Mon pays (c'est pas un pays, c'est une job), Le violent seul (Chu tanné), la si jolie Tendresse et amitié, etc.), conçus d'office comme paroles de chanson, et non comme poèmes, à l'intention de Robert Charlebois, qui les a mises en musique et interprétées avec talent.

 

Exclusion ou pas, cela n'empêche pas Robert Charlebois d'être de toute façon l'as des «metteurs en musique de poèmes» au Québec. Il adapte en français des poètes anglais qu'il met en blues (sur son bel album Doux sauvage), mêle la musique de Pachelbel et les mots du poète pataphysicien Alfred Jarry pour composer la chanson Terre-Love, rend hommage à l'écriture de Claude Gauvreau par sa chanson Le mont Athos, met en musique le poème Le Léthé de Baudelaire. Mais ce sont surtout les textes du poète français Rimbaud qui l'inspirent: Larme (1978), Ma bohème (1974) et, plus que tout, le poème Sensation, en 1969, qui deviendra vraiment populaire quand Charlebois l'interprétera avec Félix Leclerc et Gilles Vigneault lors du grand spectacle J'ai vu le loup, le renard, le lion en 1974. Magnifiquement mise en musique, Sensation sera ensuite reprise, dans des arrangements délicieusement latino-américains, par Daniel Bélanger, d'abord en spectacle, puis sur le triple album Tricycle en 1999.

Mais l'exemple par excellence du poème devenu chanson à succès? C'est le poème Soir d'hiver (Ah, comme la neige a neigé) du poète Émile Nelligan (1879-1941), que Claude Léveillée a mis en musique avec tellement de talent en 1966 qu'on fredonne encore cet air, 43 ans plus tard - combien d'entre nous ont d'ailleurs appris ce sonnet en le chantant? Lucien Francoeur mettra à son tour ce poème en musique rock, sous le titre Nelligan, et en fera un succès radio en 1980 - c'était une des aspirations de Francoeur que de «mettre Nelligan dans les juke-box» à l'époque.

Nelligan, Rutebeuf, Baudelaire...

Nelligan a beaucoup inspiré les compositeurs québécois. L'admirable disque Monique Leyrac chante Nelligan, composé de nombreux poèmes du jeune Montréalais mis en musique par André Gagnon, en est l'illustration la plus marquante. Mais Nelligan inspire également Claude Dubois, qui met en musique son poème Le vaisseau d'or. Ce ne sera pas sa seule incursion dans la poésie chantée: Dubois se fera plaisir en interprétant en 1987 le célèbre poème La complainte de Rutebeuf (La Griesche d'Yver), rebaptisé simplement Pauvre Rutebeuf et mis en musique par Léo Ferré. Que sont mes amis devenus...

Il n'est évidemment pas le seul artiste québécois à se tourner vers les poètes français: le duo bossa-nova-jazzy Bet.e et Stef reprendra ainsi Il n'aurait fallu, poème d'Aragon mis en musique par Ferré, sur son premier album, en 2002. Les Colocs, après la mort de Dédé Fortin, enregistreront une version posthume de Paysage, grand poème de Baudelaire. Et il y a quelques mois à peine, le trio de chanson électro La Patère rose a carrément décidé d'ouvrir son premier album éponyme avec une mise en musique du poème Les deux bonnes soeurs du même Charles Baudelaire!

Difficile, par ailleurs, de ne pas mentionner la belle mise en musique du poème Le temps perdu de Jacques Prévert par Jean-François Pauzé, des Cowboys fringants. Et pour ma part, je n'oublierai jamais l'émotion particulière ressentie quand Pauzé a pris le micro pour chanter lui-même ce poème lors du premier spectacle des Cowboys fringants à Paris, en 2004...

Poètes québécois

Mais revenons aux poètes québécois dont les textes deviennent chanson. Si Nelligan est une source d'inspiration marquante, il est tout de suite suivi par Gilbert Langevin, dont les textes ont donné naissance à des chansons phares au Québec: La voix que j'ai (Offenbach), Celle qui va (Marjo), Ange-animal (Dan Bigras), Si ciel il y a (Pierre Flynn), etc. Dès 1969, Pauline Julien enregistre d'ailleurs un très beau disque consacré uniquement à la poésie de Langevin, qui n'a, hélas, pas encore été réédité à ce jour.

On pourrait citer bien d'autres exemples, car plusieurs poètes d'ici inspirent particulièrement compositeurs et interprètes. C'est le cas de Saint-Denys Garneau, dont le groupe Villeray mettra en musique plusieurs poèmes en prose - un petit chef-d'oeuvre, rien de moins. Autre chef d'oeuvre: la trilogie d'albums de Chloé Sainte-Marie consacrée aux poètes québécois et amérindiens, dont Patrice Desbiens (qui collabore aussi avec Richard Desjardins), Roland Giguère et Gaston Miron, mis en musique notamment par Gilles Bélanger. Le même Gilles Bélanger qui décidait il y a quelque temps de porter en musique 12 textes de Miron, devenus depuis le fabuleux album 12 hommes rapaillés...

 

Trois albums incontournables

Monique Leyrac chante Nelligan Analekta

Enregistré en spectacle en 1975, réédité en CD en 2000, il comprend 31 poèmes d'Émile Nelligan magnifiquement mis en musique par André Gagnon. Crucial.

Villeray, Musique sur Saint-Denys Garneau, GSI

Pas facile à trouver, mais tout amateur sérieux de poésie et d'excellente musique doit avoir en sa possession ce CD. Fondamental.

Chloé Sainte-Marie, la trilogie Je pleure, tu pleures (1999), Je marche à toi (2002), Parle-moi (2005), réédités sur étiquette Disques FGC en 2006.

Que dire sinon que ces trois albums ont révélé aux Québécois que notre poésie la plus sauvagement belle et la musique inspirée pouvaient s'amalgamer parfaitement quand elles étaient portées par une interprète de la trempe de Chloé Sainte-Marie? Primordial.