C'était en août 1994. La Marmaille nue, premier album du Parisien Mano Solo, dont l'univers avait été porté aux nues par la critique française, avait suscité un intérêt certain auprès du public des FrancoFolies montréalaises où l'artiste s'était produit.

Je l'avais alors interviewé dans une sandwicherie du Vieux-Montréal. Je me souviens d'un jeune homme à fleur de peau, artiste aux réparties tranchées, très directes, impétueuses, toujours chargées. De toute évidence, Mano Solo était un écorché vif, pour employer ce cliché qui lui allait comme un gant.

Malgré sa bouille angélique (à l'époque), Mano Solo était pas mal magané. Séropositif parce qu'il avait été assez junky pour se rentrer dans le bras une aiguille infectée. Pratiquement condamné à une époque où les humains atteints du sida tombaient encore comme des mouches. Écouter ces rimes d'une existence estropiée, recueillir ces propos fougueux pour ensuite voir le mec s'époumoner sur scène, voilà qui s'imprime définitivement dans la mémoire.

Fils d'un artiste célèbre en France, le dessinateur Cabu, Mano Solo était de ces humains qui portent ce mal de vivre qui n'a rien à voir avec la condition matérielle. Dès la puberté, il avait fait les 400 coups, souscrit au no future des années 80, années de son adolescence où il avait eu tôt fait de s'abîmer.

D'abord artiste visuel reconnu de ses pairs, il s'était ensuite mis à la chanson pour conjurer le sort, et ce, avec un indéniable succès. Malgré son talent indiscutable, on se posait la question: jusqu'à quel point sa destinée dramatique contribuait-elle à ce succès? Chose certaine, sa maladie incurable en était un élément constitutif. Heureusement, le sida n'avait pas esquinté la vivacité d'esprit et la créativité de Mano Solo, ce pourquoi on s'intéressait à lui au-delà de toute considération sur sa santé. À n'en point douter, il avait le sens de la parole.

Malgré ce côté sombre et cette propension à toutes les indignations, malgré tous ces ravages qui en avaient tatoué le corps et l'esprit, cet homme était un survivant. Pour ainsi dire, il avait transformé sa séropositivité en «séropositivisme» ! «Séropositivisme» de combat, faut-il dire. «La malédiction peut produire deux choses. Ou bien tu t'enfonces davantage et tu accélères le processus suicidaire, ou bien tu décides de te battre», avait-il confié.

Avec un formidable sens du direct, il abordait les thèmes dramatiques de sa propre vie et de tout ce qu'il considérait inacceptable dans l'existence - le racisme en France, notamment. «Je fais de la chanson réaliste, et mon réalisme est celui d'aujourd'hui, pas celui des années 30. L'esprit est punk, sans l'enveloppe.»

Les années ont passé depuis sa dernière escale montréalaise, c'est-à-dire il y a une dizaine d'années... Je confesse avoir perdu la trace de Mano Solo, peut-être un peu pour cette raison qu'il formulait lui-même dans sa chanson C'est plus pareil, formulation d'ailleurs reprise par des médias français dans les circonstances (Le Monde, entre autres): «J'ai tellement parlé de la mort que j'ai cru la noyer, la submerger de ma vie, l'emmerder tant et tellement qu'elle abandonne l'idée même de m'emmener avec elle.»

Maintenant qu'elle a eu raison de lui... c'est plus pareil.