Au sortir du Gesù, vendredi soir, j'avais cette certitude: à Montréal, la plus belle musique pour grand ensemble de jazz, la plus substantielle du genre, est signée Christine Jensen. De loin.

Sauf la superbe soliste new-yorkaise Ingrid Jensen, dont le jeu de trompette est l'un des plus accomplis sur la planète jazz en 2010, que des Montréalais étaient au service de l'art de Christine, soeur cadette de la jazzwoman mondialement réputée.

Le personnel de ce magnifique Orchestra est certes plus anglophone que francophone, n'attire peut-être pas les gros canons du jazz local. Enfin, ceux qu'on médiatise à gogo en haute saison festivalière. Le noyau de cet orchestre (Christine et son mari Joel Miller, Fraser Hollins, Aaron Doyle, etc.)  s'est fréquenté jadis à l'université McGill au tournant des années 90, avant de s'établir définitivement dans cette île. Depuis, ce noyau s'est fondu dans le paysage montréalais et créé tout un pan de jazz nouveau.

Et alors ?

Que les deux principales communautés linguistiques de Montréal ne s'y retrouvent pas en équilibre idéal n'est pas un irritant en ce qui me concerne. Il ne faut pas bouder son plaisir, et plutôt réaliser que ces musiciens enrichissent notre paysage sonore. Ce personnel regroupe d'excellents musiciens ayant un jour choisi Montréal au lieu de Toronto, Vancouver, Halifax ou Calgary. Ils ne sont pas de passage chez nous, ils ont choisi d'y faire leur vie d'artiste et embrasser la vie montréalaise d'aujourd'hui. Ils ne donnent vraiment pas l'impression d'évoluer dans une bulle hermétique. Sans vouloir faire dans le pancanadianisme naïf (je préfère le montréalocentrisme!), il y a lieu d'être fier qu'un tel orchestre réside dans cette île. Oui, estimons-nous chanceux de pouvoir compter ces musiciens parmi nous.

Passons outre ces considérations, il est temps que tous les jazzophiles d'ici puissent le reconnaître: le Christine Jensen Jazz Orchestra ne propose rien d'autre que raffinement et créativité.

Fan de big band depuis la préadolescence, c'est-à-dire depuis qu'elle souffle dans un saxophone, la musicienne oeuvre dans la continuité. Elle ne prétend pas s'affirmer comme une grande réformatrice de l'écriture orchestrale. Elle respecte les paramètres de l'instrumentation pour big band - seuls les filtres électroniques de sa soeur aînée modifient légèrement la facture. Ainsi,  elle met à profit les principaux avancements du big band moderne depuis la fin des années 50 - Gil Evans, Thad Jones, Oliver Nelson, Bob Brookmeyer, Maria Schneider, pour ne nommer que ces artistes visionnaires.

Malgré ce souci de s'inscrire dans la tradition jazzistique, le discours de Christine Jensen demeure moderne, personnel, singulier. Les jeux de timbres qu'elle préconise, le vaste spectre de la dynamique entre les groupes d'instruments (trompettes, trombones, saxophones, section rythmique avec piano, guitare, contrebasse, batterie), la beauté et l'élégance de ses mélodies, les fines harmonisations, les fondus enchaînés, la qualité des solistes, la grâce tout court.

Bien sûr, un tel big band pourrait se bonifier davantage si on lui offrait la possibilité de jouer plus souvent. Oui, ce Jazz Orchestra pourrait avoir un meilleur son... et une carrière internationale qui le mènerait à se mesurer aux meilleures formations du genre.

Vraiment pas évident.

Christine Jensen n'a certes pas fini de lutter contre cette idée reçue voulant que le big band soit un vieux truc, musique de vieux mononcles, forme devenue statique voire obsolète, bateau d'autant plus impossible à financer. Rien n'est moins vrai. Dans des conditions extrêmement difficiles, le big band de jazz continue de vivre et d'évoluer, en voilà une preuve accablante pour ses détracteurs.

Alors? Jazzophiles, procurez-vous l'album Treelines, étiquette Justin Time. Et ne ratez pas le prochain rendez-vous du Christine Jensen Jazz Orchestra, créature purement montréalaise.