Rufus Wainwright a fait des disques de pop sophistiquée, chanté Judy Garland avec un grand orchestre et écrit un opéra. Pourtant, affirme-t-il, son nouvel album piano-voix et les spectacles qui suivront bientôt sont ce qu'il aura fait de plus exigeant sur le plan de la performance technique. Rencontre avec un artiste surdoué qui met toujours la barre un peu plus haut.

Les initiés qui ont déjà assisté à un concert solo de Rufus Wainwright seront eux aussi surpris par son nouvel album piano-voix. All Days Are Nights : Songs for Lulu n'est pas un disque de pure pop, de théâtre musical façon Broadway ou Berlin ni de chanson classique, mais un peu tout cela à la fois. Les huit nouvelles chansons du prolifique auteur-compositeur d'origine montréalaise y côtoient trois sonnets d'un certain William Shakespeare, dont il a composé la musique pour un spectacle du Berliner Ensemble mis en scène par le réputé Robert Wilson, ainsi que le dernier air de l'opéra Prima Donna que Rufus a écrit en français.

«C'est justement parce qu'elles proviennent d'endroits différents que ces chansons connectent, affirme Rufus que je rencontre dans sa suite d'un hôtel du centre-ville. N'importe quel bon cycle de chansons est un voyage sur différentes planètes. Mais ça se tient.»

À cause de leurs exigences techniques, ces chansons constituent selon lui un véritable défi pour qui doit les chanter et les jouer au piano en même temps. «Je me tends des pièges pour rester humain», dit-il en éclatant de son rire nasillard typique. Il me cite en exemple The Dream, dont la mélodie séduit dès la première écoute avant que la voix et le piano ne se mettent à jouer à cache-cache : «J'ai enregistré The Dream par étapes, je ne pouvais la faire d'un trait. Mais comme Glenn Gould faisait la même chose, je ne me sens pas trop mal. Quand on l'a eu finie, j'ai dit à Hal Willner, qui était en studio ce jour-là : "La voix et le piano sont en guerre. On va voir qui va gagner !"«

Le titre All Days Are Nights est emprunté au sonnet 43 de Shakespeare qui, dit-il, a une résonnance certaine sur ce qu'il a vécu récemment, dont la mort de sa mère Kate McGarrigle, emportée par le cancer en début d'année : «Ma mère a connu des hauts et des bas : par moments, elle était pétante de vitalité, puis elle était hospitalisée pendant un mois. J'étais comme dans une troisième dimension, très viscérale, entre la vie et la mort où les jours se transformaient en nuits, et les nuits en jours. Il fallait que je traite ça comme un rêve pour espérer passer au travers. En plus, je travaillais à Berlin qui est probablement ma ville préférée. Cela étant dit, c'est la ville la plus horrible en mars. Il y règne une ambiance très sombre qui rappelle les marches des nazis en hiver. C'est tellement sombre que c'en est impressionnant!»

La Lulu du titre représente un peu le Rufus d'antan, celui qui faisait la fête et carburait à la méthamphétamine. D'où le côté sombre de la plupart des textes des chansons à un moment de sa vie où, paradoxalement, Rufus Wainwright n'a jamais été aussi équilibré.

«C'est justement dans ces moments-là que les fantômes se pointent vraiment, répond-il en riant. Ce qu'il y a de si dangereux avec les drogues et l'alcool, c'est qu'on ne peut jamais dire "je ne serai plus jamais comme ça, je suis une nouvelle personne". Foutaise ! Quant tu as goûté à cet élixir, ça reste avec toi pour la vie. Je suis un fan du côté sombre, je vénère Andy Warhol!»

Pas d'applaudissements S.V.P.

Le nouveau concert solo de Rufus Wainwright, qu'il donnera au Théâtre Sant-Denis le 21 juin, promet d'être différent lui aussi. Rufus a voulu le pimenter un peu en mettant à contribution des amis artistes. Le cinéaste expérimental Douglas Gordon a tourné un film d'une heure qui met en vedette un oeil de Rufus et qui sera projeté pendant que l'artiste jouera dans l'ordre les chansons du nouvel album en première partie de spectacle. L'artiste portera alors une longue tunique de soie noire avec des plumes, gracieuseté de Zaldi Goco qui a habillé Michael Jackson et Lady Gaga.

«Je vais les jouer comme un cycle de chansons et demander au public de ne pas applaudir, comme dans un concert classique. Je sais que ça va être difficile, ajoute-t-il pince-sans-rire. Puis dans la deuxième moitié du spectacle, je vais revenir juste pour m'amuser.»

Ce spectacle qu'il créera à Londres à la mi-avril, il l'a donné en avant-première dimanche dernier. «C'était un concert pour la presse, mais comme à New York tout est toujours plus gros, il y avait plein de vedettes : Drew Barrymore, Lucy Liu, Alan Cumming, Susan Sarandon... Quelqu'un m'a dit qu'il avait eu l'impression d'entendre du Strauss. J'ai demandé lequel ? Richard. J'avoue que c'était un peu voulu. Puis un autre spectateur m'a demandé si j'écoutais beaucoup du Messiaen. Jamais je n'aurais imaginé que je puisse être aussi intense que ce compositeur ! J'ai tellement de respect pour Messiaen que ça me fait un peu peur.»

Roi de la pop

Après cette tournée, Rufus veut frapper un dernier gros coup dans l'univers de la pop, juste pour le plaisir. Avec un réalisateur de disques pop, des vidéoclips et une tournée de stades. Si c'est bon pour ses amis des Scissor Sisters et Mika, pourquoi pas pour lui?

Non pas qu'il ne soit pas satisfait de la dernière tournée Release the Stars où il a enfin trouvé les musiciens capables de bien servir sa musique sur scène. Rufus tente une explication : «Je n'aime pas dire ça, je ne veux pas être sexiste, mais il n'y avait que des gars dans ce groupe. Par le passé, j'avais avec moi des belles femmes comme ma soeur Martha, et j'ai toujours senti une espèce de friction naturelle. Tout à coup, j'étais le plus beau du groupe, le centre d'attraction. Je suppose que c'est ce que je voulais : être le plus beau.»

Il a aussi en tête d'écrire un autre opéra, mais d'y mettre le temps pour explorer à fond toutes les possibilités du genre : «Compte tenu de tout ce qui se passait dans ma vie, c'est un miracle que j'aie pu écrire et orchestrer Prima Donna en un an, moi qui n'avais jamais rien orchestré.» Il est aussi question d'un spectacle de théâtre musical : «J'ai tendance à faire deux choses à la fois.»

Il n'est pas impossible non plus qu'il soit tenté de refaire Les nuits d'été d'Hector Berlioz qu'il a chantées devant un public trié sur le volet, samedi dernier à New York. «J'adore ce cycle de chansons et les poèmes de Théophile Gautier m'ont déjà beaucoup aidé.»

Non, Rufus Wainwright n'a vraiment rien à son épreuve.

Rufus Wainwright, au Théâtre Saint-Denis, le 21 juin. Billets en vente lundi.