Après avoir fait ses classes à l'opéra, Robert Lepage a accepté la proposition du Metropolitan Opera de New York et il s'attaque enfin au Ring de Wagner. Une oeuvre monumentale en quatre opéras, plus grande que nature, qui comble sa fascination pour une théâtralité qu'il trouve de moins en moins au théâtre. Rencontre avec le célèbre metteur en scène québécois lors d'une longue journée de répétition au Met.

Robert Lepage est enfermé dans la grande salle de spectacle du Met depuis la matinée. À midi, quand d'autres ont profité d'une pause d'une demi-heure pour casser la croûte en vitesse, Lepage n'est sorti de la salle que quelques minutes, le temps de poser pour mon collègue Bernard Brault. Cette répétition avec piano - l'orchestre n'est entré en scène que mardi et mercredi derniers - devait prendre fin à 17 h, mais Lepage a cessé de travailler à 21 h ce soir-là. Le surlendemain, deux petites semaines avant la grande première de L'or du Rhin, il en a eu jusqu'à 22 h.

Lepage n'a pas l'air fatigué ni tendu. Pourtant, on le serait à moins. L'anneau du Nibelung (Der Ring des Nibelungen) de Wagner est une oeuvre immense et le metteur en scène sait bien que le directeur général du Met, Peter Gelb, joue d'audace en ouvrant sa saison avec L'or du Rhin, une première dans l'histoire de sa compagnie. Un nouveau cycle du Ring est de loin l'aventure la plus signifiante dans laquelle puisse se lancer une grande maison d'opéra, me dira Gelb ce jour-là. La production précédente de la Tétralogie de Wagner, d'Otto Schenk, a fait salle comble pendant près de 25 ans jusqu'en 2009. Comment va réagir la frange plus traditionnelle des habitués du Met devant l'adaptation du magicien Lepage?

Mais voilà, Peter Gelb a une confiance absolue en Robert Lepage qu'il espère rendre suffisamment heureux pour qu'il continue de travailler au Met longtemps après ce Ring. Ils ont déjà deux autres projets en tête, dont une nouvelle production d'une oeuvre contemporaine: The Tempest du jeune Britannique Thomas Adès.

C'est d'ailleurs ce même Gelb qui, après avoir vu une pièce de théâtre de Lepage, l'a recruté au début des années 90 pour mettre en scène l'oratorio La damnation de Faust de Berlioz dans un festival que s'apprêtait à créer Seiji Ozawa au Japon. Quand il a été nommé directeur général du Met, au milieu des années 2000, Gelb a revu Lepage à Londres pour lui offrir de produire une version renouvelée de La damnation à New York et de se lancer dans l'aventure du Ring.

«Au début des années 90, toutes les grandes maisons d'opéra sur la Terre - la Scala, l'Opéra de Paris, Covent Garden, Bayreuth - m'ont offert de monter un Ring parce que tout le monde devait changer son Ring pour l'an 2000, raconte Lepage. Je n'avais pas encore fait d'opéra, mais mon nom circulait dans le milieu, j'imagine. J'ai refusé parce qu'avant de monter le Ring, il fallait que je fasse d'autres opéras.»

En 1991, Lepage a dit non au Ring de la Canadian Opera Company de Toronto tout en posant ses conditions pour son premier opéra: pas de choeur, pas plus de deux ou trois chanteurs et beaucoup de temps pour répéter. Le lendemain, la COC lui proposait un programme double Bartok-Schoenberg (Le château de Barbe-Bleue et Erwartung). «Évidemment, j'ai eu la piqûre et j'ai monté d'autres opéras par la suite, dit Lepage. Quand Peter m'a approché pour monter le Ring, je sentais que j'étais capable de me confronter à ça.»

Plus grand que nature

Au beau milieu de l'après-midi, la répétition s'interrompt quelques minutes le temps de régler un détail technique. Lepage vient me retrouver à l'arrière du parterre pour poursuivre la conversation entreprise quelques heures plus tôt. Il répond à mes questions tout en surveillant le va-et-vient sur la scène devant nous.

Qu'est-ce qui l'attire tant à l'opéra? «C'est la théâtralité qui m'intéresse», répond-il sans hésitation. Fort bien, mais pour ça il y a le théâtre, non? «Moi, le théâtre, en général, je ne le trouve pas très théâtral, dit-il en étouffant un rire. L'opéra est beaucoup plus théâtral. En partant, les gens chantent, t'es pas au théâtre! À l'opéra, faut que tu sois dans la vérité, mais t'es pas dans le naturalisme, ça c'est sûr. On est dans le monde de la poésie, de la peinture, de la sculpture, de la musique, du chant lyrique et tout cela est plus grand que nature.»

Plus grand que nature, comme le sont Wagner et sa Tétralogie, inspirée des mythologies scandinave - Lepage s'est rendu en Islande - et germanique, dans laquelle les dieux fraient avec les mortels avec qui ils se disputent l'anneau d'or garant du pouvoir ultime. Wagner ne parlait d'ailleurs pas d'opéras, mais de drames musicaux dans lesquels il intégrait toutes les disciplines artistiques pour atteindre à l'art total (gesamtkunstwerk). Le Ring a été créé dans un théâtre que Wagner s'est fait construire à Bayreuth qui est encore le grand rendez-vous estival de l'opéra 134 ans plus tard. «C'était la naissance des grandes machineries de théâtre, une révolution autant scénique que musicale», fait remarquer Lepage.

Pour le metteur en scène québécois, la grande référence demeure Patrice Chéreau qui, à la mi-trentaine, a monté un Ring du centenaire audacieux à Bayreuth, en 1976. Mais contrairement à Chéreau qui a campé l'action dans le décor de la révolution industrielle, Lepage propose une oeuvre à l'esthétique et l'interprétation plus contemporaines, mais qui respecte en tout point la tradition.

Le metteur en scène québécois est formel: il n'a surtout pas voulu tomber dans le piège d'actualiser à tout prix son Ring en le campant, par exemple, dans l'Allemagne nazie. «En Europe, les metteurs en scène qui montent Wagner se battent avec lui, ils lui en veulent, ils lui reprochent son antisémitisme, sa prétention, son ambition, explique Lepage. Souvent, ils le détournent, le déforment ou le maltraitent carrément. À l'époque du courant euro-trash, en Allemagne, on se faisait un devoir de mettre le Ring en morceaux: musicalement, ça se tenait, mais les concepts, les mises en scène étaient toujours des gifles, des refus, presque de l'anti-Wagner. Moi, je suis un Nord-Américain, je n'ai pas ce problème-là. Je suis conscient du passé de Wagner, ce n'était pas quelqu'un d'évident et aujourd'hui, ça serait difficile de l'aimer. Sauf que son oeuvre est importante, elle est forte. J'essaie de faire découvrir cette oeuvre à ceux qui ne la connaissent pas et d'intéresser les gens qui ne vont pas à l'opéra. C'est une des raisons pour lesquelles Peter m'invite à faire des mises en scène ici: il sait que j'amène un public qui n'est pas habitué nécessairement au monde de l'opéra.»

Une machine du XXIe siècle

Pour monter ce Ring du XXIe siècle, Lepage et sa compagnie Ex Machina ont construit une énorme machine qui a obligé le vénérable Met à quelques contorsions. La scène a même dû être renforcée pour supporter le poids d'une structure mobile de 45 000 kg construite dans les ateliers de la compagnie Scène Éthique à Varennes: 24 pales (ou planches) en aluminium recouvertes de fibre de verre qui reposent sur un axe entre deux tours.

Pendant une pause, je me faufile à l'arrière-scène où j'observe une armée de machinistes du Met au garde-à-vous qui s'apprêtent à manipuler les pales avec des câbles. Un système hydraulique gère l'élévation et la rotation de ces pales dont chacune est équipée d'un système de freins. Quand le frein n'est pas engagé, c'est généralement le machiniste qui intervient avec un câble.

Cet ingénieux décor qui servira aux quatre opéras du Ring (La Walkyrie en avril 2011, Siegfried à l'automne 2011 et Le crépuscule des dieux au printemps 2012) se métamorphose donc selon les besoins de la mise en scène. Les pales, qui servent à la fois d'écrin et d'écran pour la vidéo, bougent pour former la rive du Rhin ou encore l'escalier en spirale, magnifique, qui mènera Wotan, le dieu suprême, et Loge, le dieu du feu, de leur royaume jusqu'au centre de la Terre où vivent les Nibelungen, les nains noirs forgerons. Au Nibelheim, justement, ces pales forment un plafond de poussière d'or et de métal au-dessous duquel se déplacent Wotan et Loge qui sont intégrés dans le décor vidéo dudit plafond comme par un effet miroir grâce à une caméra placée au milieu de la pale.

La vidéo est vraiment interactive en ce sens qu'elle réagit aux voix et aux mouvements des acteurs -  et du décor - faisant de chaque représentation un spectacle unique. Les sons sont captés par des micros et les mouvements par des caméras infrarouges et des encodeurs installés dans le décor. Les données recueillies sont acheminées dans le système informatique et permettent ainsi de gérer la vidéo en relation réelle avec la représentation.

Par exemple, des bulles de différentes dimensions apparaissent chaque fois que les filles du Rhin chantent et des cailloux se déplacent quand Alberich le Nibelung et les filles du Rhin marchent sur la rive. Si le résultat est parfois spectaculaire, j'ai surtout été frappé par le dépouillement apparent de cette scène qui fait la part belle au jeu, au chant et à la musique.

«Au contact de James Levine - le directeur artistique du Met depuis 40 ans qui dirigera encore l'orchestre pour ce nouveau Ring - Robert et les concepteurs ont vraiment compris que tu ne peux pas faire du Ring des montagnes russes d'effets, explique le directeur de production Bernard Gilbert. La plupart du temps, ce sont des scènes assez intimes. Quand, dans La Walkyrie, Wotan raconte sa vie à Brünnhilde, ça dure 40 minutes. Si on ajoute des effets scéniques, il faut que ça soit justifié.»

Lepage, lui, voit dans ce Ring, auquel auront collaboré quelque 200 Québécois depuis deux ans, un grand défi: «Nous sommes en 2010, mais le monde de l'opéra met du temps à rattraper les révolutions scéniques, les révolutions d'interprétation, les nouveaux concepts en arts visuels. L'art contemporain est beaucoup plus en avance si on veut, et la musique actuelle se permet évidemment des libertés beaucoup plus grandes. Avant que le cinéma existe, l'opéra était le grand carrefour de toutes les disciplines: la musique, le théâtre, la danse, l'architecture... Aujourd'hui, il faut aussi que l'opéra accepte dans son giron le cinéma, la vidéo, le web à la rigueur, toutes les nouvelles façons de s'exprimer. Dans le public du Met, il y a évidemment plein de gens riches, mais c'est aussi une plaque tournante des grands penseurs, des ingénieurs, des architectes qui veulent y trouver l'inspiration.»

Où voir et entendre Das Rheingold

La première de Das Rheingold aura lieu le 27 septembre à 18 h 45 et sera projetée gratuitement sur écran géant à l'extérieur du Lincoln Center et à Times Square. On pourra l'entendre en direct à la radio satellite Sirius (canal 78) et XM (canal 79) ainsi que sur le site web du Metropolitan Opera (www.metopera.org). Cinq autres représentations sont prévues d'ici au 2 avril 2011. Celle du samedi 9 octobre, à 13 h, sera projetée en direct, en haute définition, dans plusieurs salles de cinéma partout dans le monde, dont les Odéon Boucherville, StarCité Montréal, Odéon Quartier Latin, Banque Scotia et Colossus Laval dans la région montréalaise. Des reprises sont prévues les 20 et 29 novembre.

Photo: Bernard Brault, La Presse

Des bulles d'eau apparaissent chaque fois que les filles du Rhin se mettent à chanter.