Vers 1 h 45 dans la nuit de samedi à hier, Leonard Cohen s'est pointé dans une petite salle du Colosseum de Las Vegas, maison de Céline Dion, où l'attendaient amis et admirateurs. Il a aussitôt été entouré de fidèles qui voulaient lui dire un mot, lui demander un autographe ou se faire photographier à ses côtés. Cohen se permettait enfin de sortir de l'isolement qu'il s'était imposé pour se consacrer entièrement à sa première tournée en 15 ans.

Il fallait voir Leonard Cohen avancer lentement, précautionneusement, parmi ces gens qui le serraient de tellement près qu'on aurait dit les détectives dans les vieux dessins animés de Dick Tracy qui se déplaçaient toujours en bloc. L'élégant petit homme, coiffé de son éternel chapeau, parlait à peine, si ce n'est pour remercier ses fidèles en les gratifiant d'un sourire qui en disait long sur sa satisfaction du travail accompli. Un peu après minuit, il venait de boucler officiellement sa tournée mondiale par un concert remarquable, fort en émotion, une affaire de trois heures et demie, entracte non compris, devant un public en délire. Il s'autorisait enfin ce minibain de foule après avoir dit non à presque tout le monde, même les plus grands, qui avaient sollicité une audience depuis trois ans, afin de mieux se concentrer sur le travail à accomplir.

Samedi soir, Cohen ne faisait surtout pas ses 76 ans. Il chantait, disait, récitait et jouait avec énergie, passion et humour comme un artiste qui maîtrise parfaitement ses effets tellement il a intégré tous les trucs du métier qu'il s'amuse désormais à réinventer. Du grand art. Vous auriez dû l'entendre présenter ses musiciens et chanteuses avec une élégance, une émotion et un humour quasi surréalistes quand est venu le tour du batteur Rafael Bernardo Gayol, sculpteur du silence, emprisonné puis recruté par la Fraternité aryenne avant de se convertir au judaïsme et d'en être excommunié pour avoir allumé les bougies du chandelier de (la fête juive) Hanouka dans le désordre!

Vendredi, Cohen s'était même permis une enfilade de blagues caustiques à propos de l'endroit «curieux, étrange et tellement pas magique et qui fait de grands efforts pour ne pas l'être» où il terminait cette tournée. Le public venu de partout - le Caesars n'a jamais eu autant de réservations par l'internet pour un spectacle unique - a bien rigolé, lui qui n'associait pas non plus le poète qu'on qualifie souvent à tort de ténébreux à la capitale du jeu.

L'idée de boucler la boucle à Las Vegas n'était pas de Cohen, qui aurait préféré finir en beauté à Portland qui lui ressemble davantage, mais du promoteur Rob Hallett, de AEG. En 2009, Cohen avait déjà chanté au Colosseum où le Caesars Palace avait jugé trop risqué de coproduire ce concert qui a non seulement fait salle comble, mais a été sacré concert de l'année par la presse de Las Vegas. Cette fois, le promoteur à l'humour très british m'explique que c'est un peu pour taquiner l'artiste qu'il vénère depuis son adolescence qu'il lui a fait terminer sa tournée à Las Vegas à la fin de Hanouka.

Hallett a dû se montrer convaincant pour que Cohen consente à se lancer dans pareille tournée à 73 ans. L'artiste avait beau vouloir se refaire monétairement après avoir été floué par son ex-agente, il craignait de se casser la gueule après 15 ans d'absence de la scène. «Je lui ai promis que je paierais toutes les répétitions - trois mois - et que s'il décidait finalement de renoncer à la tournée, il ne me devrait rien», raconte Hallett.

La tournée a commencé «discrètement» le 11 mai 2008 à Fredericton et s'est poursuivie sans promotion aucune dans les Maritimes et même à Saguenay. Ce n'est que quelques mois plus tard, en Europe, que Cohen s'est senti suffisamment rassuré pour que cette tournée triomphale - 247 concerts devant plus de 2 millions de spectateurs - se poursuive étape par étape jusqu'en décembre 2010.

Vers la prochaine fois

Hallett tire déjà quelques conclusions de cette aventure. La prochaine fois - parce qu'il y aura une prochaine fois, c'est presque acquis -, Cohen délaissera les théâtres pour les arénas auxquels, curieusement, se prête mieux son spectacle. Et il n'est plus question de participer à des festivals: un Cohen courroucé se l'est juré après Coachella, où Morissey a entrepris son concert un peu trop tôt alors qu'on avait promis à Cohen qu'exceptionnellement, toutes les autres scènes demeureraient muettes pendant sa performance d'une heure.

Pourquoi Cohen n'est-il pas revenu à Montréal, sa ville natale où il a encore une maison, après trois concerts à guichets fermés en avant-première du Festival de jazz de 2008? «C'est surtout une question d'itinéraire, de logistique», répond son agent et avocat Robert Kory. «Montréal, c'est spécial pour Leonard, ajoute Rob Hallett. Il y a chanté trois fois et il craignait que les gens se lassent de lui. Mais la prochaine fois, il va revenir à Montréal par la grande porte.»

Cette prochaine fois sera vraisemblablement en 2012. Après le lancement d'un nouvel album de chansons originales, son premier en sept ans, prévu pour l'automne 2011. Kory m'apprend que 10 nouvelles chansons sont déjà écrites. Cohen les a jouées au piano à ses musiciens qui les ont répétées, mais les enregistrements à ce jour sont essentiellement des maquettes qui serviront au travail en studio. L'excellent groupe de tournée de Cohen - «le groupe de rock'n'roll le plus doux du monde», de dire le chanteur - y participera sûrement, mais il est aussi question que l'artiste enregistre quelques chansons à Montréal avec Jeff Fisher, musicien et arrangeur qui avait collaboré à l'album I'm Your Man.

Cohen a déjà intégré quelques-unes de ces nouvelles chansons dans son spectacle. Dont The Darkness, un blues très organique, tendance rock, avec de la guitare, de l'orgue et du saxophone et en prime un texte savoureux avec juste ce qu'il faut de dérision. Du grand Cohen. «Il est beaucoup dans le blues ces temps-ci», nous dit la chanteuse Sharon Robinson. À Las Vegas, le public ne demandait pas mieux, lui qui a chaudement adopté The Darkness. Comme il a applaudi samedi la ballade Born In Chains où les voix féminines sont en évidence et que Cohen a présentée comme «une nouvelle chanson sur notre appétit de prière».

Décidément, Leonard Cohen a de l'avenir.

Leonard Cohen

> Né à Montréal le 21 septembre 1934.

> Onze albums studio.

> Dix recueils de poèmes et deux romans.

> Il a fait des études littéraires et un semestre en droit, à McGill.

> Il est devenu chanteur à 32 ans, même s'il avait déjà joué avec le trio country The Buckskin Boys pendant ses études.

> Treize concerts à Montréal, de 1967 à 2008.

> Il existe 1500 versions de ses chansons par d'autres artistes, selon leonardcohenfiles.com.

> La tournée qui vient de prendre fin samedi à Las Vegas, la première de Cohen en 15 ans, a commencé le 11 mai 2008 à Fredericton, au Nouveau-Brunswick. En deux ans et sept mois, Cohen aura donc donné 247 concerts dans des théâtres, des arénas et des festivals comme Glastonbury (Angleterre), Benicassim (Espagne) et Coachella (Californie).

> Au Québec, Cohen a chanté deux fois à Chicoutimi (à l'auditorium Dufour, les 30 et 31 mai 2008), trois fois à Montréal, en avant-première du Festival de jazz (à Wilfrid-Pelletier, les 23, 24 et 25 juin 2008) et une fois à Québec (au Pavillon de la jeunesse, le 21 mai 2009).

> Deux documents témoignent de cette tournée. Le DVD et le CD double Live in London filmé et enregistré lors du premier concert d'aréna de la tournée, le 17 juillet 2008 à Londres. Et le CD et DVD Songs From the Road: 12 chansons filmées en haute définition et enregistrées dans différentes villes à l'automne 2008 et au printemps 2009.