Deux mondes se lovent dans le cocon de ces Love Songs, dont on aura ce mercredi l'interprétation en chair et en os. Le monde de la mezzo soprano Anne Sofie von Otter et celui du pianiste Brad Mehldau. Ensemble, ils ont enregistré une vingtaine de chansons anglophones, francophones et scandinaves, réparties sur un double CD. Pour la Suédoise, sept musiques inédites ont été composées par l'Américain dans ce contexte, et enregistrées par le duo pour le label Naïve, soit l'an dernier à Stockholm.

Ce qui nous mène d'entrée à cette question incournounable lorsque telle hybridation est mise en oeuvre: comment, au fait est-il possible d'éviter la confusion des genres? Comment atteindre et satisfaire simultanément les auditoires du jazz et de la musique classique?

«En tant qu'instrumentiste, répond Brad Mehldau par voie de courriel, étiqueter mon auditoire de classique ou de jazz est une forme de condescendance à son endroit. Cet auditoire mérite ma confiance. Et j'ai confiance que les gens écoutent ma musique telle qu'elle leur est offerte.»

Pour le pianiste, en fait, les défis artistiques et esthétiques d'une telle collaboration entre un pianiste de jazz et une chanteuse classique sont les mêmes que dans le cadre de tout autre collaboration: «Ici, chaque artiste doit trouver la manière de s'exprimer pleinement sans compromettre l'expression de l'autre.»

De toute évidence, Brad Mehldau est ravi de la relation professionnelle et artistique qu'il a constriote avec Anne Sofie von Otter depuis au moins deux ans - en février 2009, les cinq premières chansons originales du pianiste étaient interprétées à New York par le tandem.

«J'ai tout aimé de ce processus, résume-t-il. Ces sessions d'enregistrements ont été les plus amusantes que je n'ai jamais menées. C'est si facile de travailler avec Anne Sofie. Très rapidement, nous avons trouvé une façon très naturelle de travailler ensemble.»

Rappelons que le fameux jazzman avait déjà fait l'expérience du tandem piano-voix avec la soprano Renée Fleming en créant Love Sublime, album paru en 2006, sous étiquette Nonesuch.

«Renée, confie-t-il, m'avait beaucoup aidé à saisir ce qui était embarrassant et ce qui était beau pour sa voix. Ainsi, j'ai appris à reconnaître ce qu'une chanteuse a de fort dans son propre registre. Je me suis appliqué à y songer de nouveau lorsque j'ai écrit pour Anne Sofie.»

Et pourquoi, Brad Mehldau, avoir improvisé si peu pendant ces sessions d'enregistrement? Qu'a motivé ce choix de servir d'abord les chansons?

«Vous dites «servir les chansons». Je sens que c'est la réponse! Je sens qu'il y a un moment et un lieu pour improviser un solo, je le fais d'ailleurs sur le second CD de cet album double... et peut-être pas aussi souvent que dans mes albums (de jazz). J'ai beaucoup apprécié me concentrer à  réaliser une performance cohésive aux côtés d'Anne Sofie. Vous savez, j'avais amplement d'occasions créatives dans ce contexte.»

Jouer ses nouvelles compositions sur lesquelles il a couché les très beaux textes de Sara Teasdale, Philip Larkin ou EE Cummings ne représentait-il pas une large part de la motivation du jazzman?

«Certainement, répond-il sans ambages. C'est une occasion unique que de pouvoir compter sur une interprète de la trempe d'Anne Sofie. Ce mélange d'intelligence vocale et d'émotion est toujours inspirant.»

Sur scène, estime en outre le musicien, les chansons que j'ai écrites pour elle ont grandi au fil des concerts. Nous sommes devenus plus relaxes, particulièrement depuis que nous les avons enregistrées. Et lorsque la matière est plus libre, plus contemporaine, la présence de l'auditoire nous inspire davantage. Plus nous jouons ensemble, plus nous prenons de risques. Je crois que nous avons développé une belle intimité et c'est ce que l'auditoire peut ressentir.»

Jointe au téléphone, la célébrissime mezzo-soprano tient des propos en parfaite harmonie avec ceux de son collègue. Inutile d'ajouter qu'elle s'estime heureuse que les irritants possibles d'une union classique-jazz aient été évités.

«Je ne prétends aucunement chanter le jazz, insiste-t-elle. Je n'essaie que d'interpréter ces chansons superbes. J'essaie de comprendre comment elles sont écrites et comment je peux bien les mettre en valeur. C'est pourquoi je ne tends pas à choisir des chansons bluesy ou rock car elles ne me vont pas bien. Je n'ai ni ce style ni cette expérience, ma voix n'y correspond pas. Ma puissance ne se fonde pas sur la même technique que celle d'une chanteuse de blues ou de rock, cela pourrait produire des résultats horriblement mauvais!

«Dans le contexte de cette collaboration, je peux me soustraire de certaines techniques propres au chant classique, mais je ne peux en faire fi intégralement. Ainsi, je ne déploie pas autant de puissance musculaire comme je le ferais en interprétation classique. L'usage d'un micro transforme aussi la nécessité de projection vocale.  J'observe également que le registre de ces chansons est plus grave que ne l'est le répertoire lyrique en général.»

Lorsqu'elle déborde son cadre classique, donc, Anne Sofie von Otter dit choisir exclusivement des chansons qui lui permettent la meilleure communion possible.

«Il arrive que ça ne coule pas de source, confie-t-elle néanmoins. Il faut donc rester très critique avec soi-même si on veut obtenir un résultat probant. Il arrive qu'on doive abandonner certaines chansons après les avoir essayées. Or, ces Love Songs sont toutes magnifiques, très riches sur le plan des harmonies. Brad et moi apprécions la richesse harmonique, il va sans dire.»

Quant à l'improvisation vocale, Madame von Otter préfère ne pas outrepasser ses limites.

«J'improvise très peu quoique j'essaie de rester libre dans la rythmique de la mélodie. Je n'ai pas la confiance nécessaire à l'improvisation mélodique, c'est pourquoi je préfère choisir une très belle mélodie et m'en tenir au parcours prescrit par la partition. Pour les standards de jazz, vous savez, ça peut devenir intéressant car plusieurs ne connaissent ces chansons que dans un contexte d'improvisation et non de par leur écriture originelle. C'est d'ailleurs ce qu'Elvis Costello m'a déjà suggéré de faire lorsque j'ai travaillé avec lui.»

Hormis les musiques originales de Brad Mehldau, ces Love Songs comptent des classiques de la chanson anglo-américaine, des inconnues d'Europe mais aussi de la chanson française (Ferré, Barbara, Brel, Legrand) que von Otter interprète avec un élégance remarquable.

«J'ai appris à chanter Debussy lorsque j'avais 18 ou 19 ans, alors j'ai pu développer un accent convenable. Et j'ai vite adoré chanter en français. Donnez-moi une bonne chanson française et je vais bien la traiter ! C'est vrai, les chansons françaises sont moins reprises à l'échelle internationale car la densité du texte incite moins les non francophones à se les approprier.»

Quant aux sept nouvelles chansons créées par Mehdau, Anne Sofie von Otter n'a que des éloges à formuler.

«Ce fut une aventure comme ça l'est toujours avec commande de musique inédite.  J'ai fait confiance à Brad, un musicien très doué. Je le savais d'ailleurs bien avant qu'il n'écrive ces chansons. Alors? Je lui ai fait confiance et je crois qu'il a créé des musiques superbes. Plusieurs ont observé  depuis qu'il fallait écouter ces chansons plus d'une fois mais...  n'est-ce pas souvent le cas des meilleures?»