Quelques minutes avant de se rendre au Metropolitan Opera pour une répétition de La Walkyrie (Die Walküre), Robert Lepage parle des belles surprises que lui a réservées la préparation de cet opéra. Subitement, il s'interrompt pour toucher du bois dans son appartement new-yorkais. Conversation téléphonique avec un créateur hyperactif qui donne vraiment l'impression de s'amuser.

Robert Lepage met présentement la dernière touche au deuxième des quatre chapitres du Ring de Richard Wagner qui sera créé le 22 avril au Met. La veille, le scénographe et indispensable complice Carl Fillion nous avait dit que, malgré les contraintes de temps, la production était sur les rails. «On s'attendait au pire, reconnaît Lepage. C'est un spectacle beaucoup plus long et plus complexe que Das Rheingold (L'or du Rhin) prologue de la Tétralogie, présenté en ouverture de la saison du Met, en septembre dernier. On s'attendait donc à ce que ça soit un peu plus difficile mais, finalement, non. Toute l'équipe du Met commence à être habituée à notre façon de travailler, au plateau, au décor, donc les choses se font beaucoup plus rondement.»

Monter un opéra au Met est une opération à risque. On a beau s'y être préparé depuis des années, on dispose de très peu de temps pour s'installer et répéter au Met qui est prisonnier d'un système de répertoire un peu fou. Une fois les répétitions terminées, il est à peu près impossible de faire des ajustements. Et encore. «Contrairement au théâtre, à partir d'aujourd'hui (NDLR: mardi dernier) on ne peut plus changer grand-chose, renchérit Lepage. À partir du moment où le maestro entre avec l'orchestre, c'est une moyenne Cadillac à déstationner et à restationner. Ce sont eux, les patrons. Si tu veux changer quelque chose, il est trop tard. On essaie quand même, par la bande, mais deux semaines avant la première, t'es déjà condamné à donner ton temps à quelqu'un d'autre. En plus, le phénomène des blogues a tué la générale devant public. Ça réduit encore plus la possibilité de tester les eaux.»

Par contre, ajoute Lepage, une compagnie de répertoire comme le Metropolitan Opera offre un avantage non négligeable aux créateurs: «C'est un milieu où on donne vraiment la chance au coureur. Quand j'ai monté La damnation de Faust à Paris, c'est resté dans le répertoire de l'Opéra de Paris de 2000 à 2006 environ, et ils le ressortaient tous les deux ans. Chaque fois, c'était l'occasion d'une revisite par les mêmes gens qui l'avaient vu, qui l'avaient critiqué.»

On l'a dit et écrit, la Tétralogie monumentale de Wagner constitue un énorme défi pour Lepage et le Met dont le précédent Ring, mis en scène par Otto Schenk dans les années 80, a tenu la route pendant un quart de siècle. La critique a été généralement favorable à Das Rheingold. Elle s'est surtout étonnée de la sobriété de cette production que certains ont même trouvée conservatrice, un qualificatif qu'on n'acole pas souvent à Lepage. On avait tellement parlé du dispositif scénique créé par Ex-Machina, la compagnie de Lepage, et Scène Éthique, de Varennes, une imposante structure mobile de 24 pales en aluminium recouvertes de fibre de verre qui sert d'écran pour la vidéo et constitue l'unique décor des quatre productions, qu'on s'attendait probablement davantage à un feu d'artifice qu'à une machine moderne mise au service de l'oeuvre de Wagner.

«C'est un peu la faute du Met, croit Lepage. Ils étaient tellement excités d'avoir une production différente, pas poussiéreuse, qu'ils ont mis l'accent sur la machine. Mais c'est New York, un point de convergence tellement important. Ici, tu ne vends pas un opéra comme tu le ferais pour une comédie musicale. Il faut aller chercher les gens par leur point d'intérêt, qu'il soit musical, théâtral, architectural ou financier. Il y a même une sociologue, ou une politicologue, qui a fait une critique plutôt positive dans le New York Times. J'ai trouvé ça intéressant.»

Un drame psychologique

Lepage retrouve dans Die Walküre une partie de la distribution de Das Rheingold (Bryn Terfel, Stephanie Blythe) qui, dit-il, sont bien disposés puisqu'ils sortent tout juste de deux représentations «triomphales» de ce dernier opéra. Parmi les nouveaux venus, tous les regards seront tournés vers Deborah Voigt qui tiendra enfin le rôle de Brünnhilde, la Walkyrie, qu'on lui destinait depuis des années. On aura également à l'oeil, dans le rôle de Sieglinde, la jeune soprano néerlandaise Eva-Maria Westbroek qui n'a jamais chanté au Met. «Elle n'a même jamais mis les pieds à New York, ajoute Lepage en riant. Elle a surtout travaillé dans les grandes maisons en Europe et elle découvre un peu la ville de New York et le Met, qui est une salle particulière. Elle est très excitée: elle dit qu'elle a l'impression de chanter dans sa salle de bains!»

Des quatre opéras du Ring, Die Walküre est le plus joué. Sans doute un peu à cause du thème archi-connu de la Chevauchée des Walkyries, repris aussi bien par les nazis que par le cinéma (Apocalypse Now, notamment). Mais aussi parce que s'il est plus long que Das Rheingold cinq heures et des poussières avec les deux entractes , il est plus court que Siegfried et Götterdämmerung (Le crépuscule des dieux) à venir la saison prochaine. «Die Walküre est tellement différent de Das Rheingold, c'est beaucoup plus sensuel, souligne Lepage. Dans Das Rheingold, c'étaient des demi-dieux, des nains, des sirènes, des géants, mais là on entre vraiment dans le monde des humains. Ça se passe dans une forêt et dans une maison; ça mange, ça boit et ça tombe en amour.»

Dans un spectacle aussi long et épique, un compositeur aurait pu ajouter des choeurs, peut-être même des «petits numéros comiques», fait remarquer Lepage. Pas Richard Wagner, qui a écrit une suite de longues scènes à deux protagonistes (les jumeaux amoureux Siegmund et Sieglinde, le père et la fille Wotan et Brünnhilde) où se glissent brièvement d'autres personnages. «C'est un drôle d'objet, Die Walküre. Un drame psychologique qui fait un peu penser au Bergman de Scènes de la vie conjugale. Évidemment, c'est un univers beaucoup plus poétique que les drames psychologiques du XXe siècle, mais c'est quand même l'histoire d'un monsieur et d'une madame qui décident que c'est fini et d'un couple d'amoureux passionnés qui découvrent que ça va mal à la shop parce qu'ils sont frère et soeur», ajoute Lepage en pouffant de rire.

De tout temps, l'inceste, a fasciné les créateurs. «C'est un interdit terrible, mais il y a quelque chose de naturel dans cette relation qui n'est pas supposée l'être, commente Lepage. La plus belle musique de Die Walküre, ce sont des grands duos d'amour entre un frère et une soeur. Mais leur union va donner Siegfried, un héros qui va un jour servir de modèle à Hitler. Siegfried est le fruit de l'inceste et s'il n'a peur de rien, c'est parce qu'il est un peu ignorant, un peu niaiseux. C'est aussi ça, le héros hitlérien: on ne veut pas d'étrangers ici, on va se reproduire entre nous autres et ça va donner la race pure. Mais la race pure, elle n'est pas fine, fine. C'est comme les chiens: t'es toujours mieux d'acheter un bâtard ou un chien au sang mêlé. Il risque d'être pas mal plus intelligent qu'un chien de race pure.»

Deuxième opéra de la Tétralogie de Richard Wagner: Der Ring des Nibelungen.

Première au MetropolitanOpera de New York, le 22 avril, 18h30. Projection en HD en direct dans les salles de cinéma

14 mai, à midi ; reprises les 18 juin et 11 juillet.

METTEUR EN SCÈNE: Robert Lepage

CHEF D'ORCHESTRE: James Levine

DISTRIBUTION: Wotan: Bryn Terfel; Brünnhilde: Deborah Voigt; Sieglinde: Eva-Maria Westbroek; Siegmund: Jonas Kaufmann; Fricka: Stephanie Blythe; Hunding: Hans-Peter König;