«Matsuev possède le genre de technique qui commence là où s'arrêtent les autres.»

Les promoteurs de son prochain récital montréalais n'ont pas hésité à citer Gramophone, prestigieux magazine anglais consacré à la musique classique. Surenchère ? Tout indique que non.

À son premier passage à Montréal en mars 2010, le pianiste se produisait aux côtés de l'Orchestre Mariinsky de Saint-Pétersbourg sous la direction du maestro Valery Gergiev. À leur tour, les critiques des quotidiens francophones n'ont pas tari d'éloges. Puissance, articulation, clarté, vélocité, délicatesse, voilà autant de caractéristiques qui participent d'une maîtrise exceptionnelle. Si l'on en croit les mélomanes de haut niveau, Denis Matsuev est d'une classe à part.

Et, comme on le constate souvent chez les artistes d'une classe à part, l'homme s'avère facile d'accès. Ce trentenaire que d'aucuns considèrent comme LE pianiste russe de l'heure est un homme affable, rieur, généreux. « J'ai beaucoup apprécié mes débuts à Montréal. Un grand succès! Et j'ai beaucoup aimé cette ville à la fois française et nord-américaine », amorce-t-il en toute courtoisie.

Sans qu'on le lui demande, Matsuev évite de jouer exclusivement la carte russe, bien qu'il soit un virtuose issu de cette grande tradition musicale:

«Les promoteurs de concerts insistent souvent afin que je joue de la musique russe, c'est ainsi... Or, j'aime jouer toutes les grandes musiques qui s'offrent au piano, de Bach à la musique moderne. Cette fois, d'ailleurs, ce récital comporte un répertoire romantique varié: Schubert, Beethoven, Liszt et Rachmaninov. J'aime beaucoup ce programme et je suis très heureux de venir le jouer au Canada.»

Joint à Moscou, notre interviewé est loin de renier ses racines pour autant:

«Jusqu'aux années 80, cette école de piano fut la plus importante. Depuis lors, les choses ont beaucoup changé. L'Union Soviétique a cessé d'être, plusieurs professeurs et joueurs ont quitté la Russie pour s'établir partout dans le monde. Aujourd'hui, tout est mélangé, on trouve d'excellents pianistes dans plusieurs pays, ce qui est une très bonne chose au fond... bien qu'on s'inquiète chez nous de l'exode de nos professeurs de musique.

«Malgré tout, l'école russe demeure bien vivante et l'on trouve aujourd'hui d'excellents pianistes issus de ma génération et de celle qui suit. Et l'on ne compte pas nos excellents violonistes, violoncellistes ou autres instrumentistes de haut niveau», souligne-t-il fièrement tout en excluant toute notion de hierarchie mondiale au chapitre de l'excellence musicale.

Idem pour ses propres goûts en tant qu'interprète: aucune hierarchie à l'horizon.

«Ils changent chaque année!  En ce sens, je préfère vivre le moment présent, c'est-à-dire le programme auquel je me consacre actuellement. Bien sûr, mon répertoire est surtout fondé sur la musique romantique - Beethoven, Chopin et tant d'autres. Le répertoire romantique demeure très difficile pour ses interprètes mais je suis de ceux qui croient devoir le jouer tant qu'ils le peuvent. Rubinstein, par exemple, l'a joué jusqu'à passé 85 ans, alors que d'autres pianistes ne l'ont fait que sur une période d'un quart de siècle.

«Personnellement, j'adore jouer cette musique à mon âge (35 ans), c'est pour moi l'amalgame parfait de l'âme, du coeur et du défi technique.  Le répertoire romantique pour le piano couvre le spectre entier des émotions, de la puissance extrême à la délicatesse extrême. Il faut s'y investir à  150%!»

Grand interprète de la musique écrite, le pianiste russe est de ceux qui admettent aussi  l'improvisation dans leur pratique.

«Rachmaninov, rappelle-t-il, était un grand fan d'Art Tatum. Personnellement, j'improvise au piano depuis l'enfance.  Mon père, un excellent pianiste, a toujours joué du jazz parallèlement à la musique classique. Oscar Peterson est pour nous un dieu! À qui veut l'entendre, je dis que la musique classique est mon épouse et le jazz mon amoureuse (rires).»

Issu d'une famille de musiciens, Denis Matsuev a d'abord été formé par son père, lui-même  musicien de renom. Après des études à l'école de musique d'Irkoutsk (Sibérie) jusqu'à l'âge de 15 ans, on lui prête assez de talent pour que ses parents s'installent avec lui à Moscou, où il poursuit son éducation musicale. En 1993, il amorce un cycle de concours internationaux, et remporte un premier prix en Afrique du Sud.  Au Conservatoire de Moscou, il étudie surtout sous la direction de Sergeï Dorenski. En 1998, il termine premier au Concours international Tchaïkovski, ce qui aura pour effet de le propulser sur la scène internationale.

«Depuis lors? Je suis affamé de répertoire, confie-t-il. Je suis toujours prêt à maîtriser nouveaux programmes, même si mon agenda comporte 165 concerts par an. J'aime ce mode de vie et j'en redemande.»

Sollicité par les meilleurs orchestres et les plus importantes sociétés de concerts, Matsuev tient à ne pas avoir la grosse tête et maintenir étanche son cocon.

«Lorsqu'il s'agit d'évaluer mon travail, je ne fais confiance qu'à cinq ou six personnes de mon entourage, à commencer par mon père que je considère encore comme mon pédagogue ainsi que mon professeur Sergeï Dorenski. Bien sûr, je suis très sensible à la réaction du public. Car je joue pour le public, chaque fois que je monte sur scène. Je ne joue ni pour moi ni pour faire plaisir au compositeur. Vous savez, d'autres musiciens pensent différemment...»

En toute humilité, Denis Matsuev refuse de circonscrire ses propres réalisations en tant d'interprète. «Je n'y songe jamais mais j'admets que c'est une très bonne question à se poser. J'y répondrai peut-être après le concert de Montréal!» lance-t-il avant d'échapper un rire sonore.

Le récital du pianiste Denis Matsuev aura lieu au Théâtre Maisonneuve, le 5 mai, 20h.  Au programme:  Sonate en la mineur,  opus143 de Schubert; Sonate no 23, "Appassionata" de Beethoven; Mephisto Waltz de Liszt; Sonate no 2, opus 36 de Rachmaninov.