Ils sont une vingtaine d'adolescents roms de Serbie. Sous la direction de Serge Denoncourt, ils créent à Belgrade une comédie musicale mêlant sonorités gitanes et hip-hop qui sera présentée au Festival international de jazz de Montréal. GRUBB pour Gypsy Roma Urban Balkan Beats est toutefois plus qu'un spectacle, c'est une aventure éducative qui donne l'occasion à ces jeunes de revendiquer une identité rom moderne et porteuse d'avenir.

B.I.G.Z. porte bien son nom. L'édifice industriel qui abritait jadis la plus importante imprimerie de Yougoslavie est une immense structure du plus pur style communiste: massive, carrée et grise. L'endroit semble tout sauf accueillant. Pourtant, pour les jeunes Roms impliqués dans la comédie musicale GRUBB, c'est un refuge. Mieux, le local de répétition situé au sommet de l'imposant immeuble est devenu pour eux une deuxième maison, un lieu où ils se sentent écoutés et respectés.

«Quand je suis à B.I.G.Z., je suis heureuse. À la maison, je suis triste», affirme Ljuma Ajra, 14 ans, l'une des trois filles de la distribution qui compte une vingtaine de chanteurs, danseurs et musiciens. «Ici, je travaille avec des gens aimants et je fais ce que j'aime», confie pour sa part Asmet Ibraimovic, qui rappe d'une voix éraillée et fait partie des meilleurs danseurs de la troupe.

Le jeune homme de 18 ans a commencé à fréquenter B.I.G.Z. il y a cinq ans avec ses amis Goran «Kris» Demirovic et Senad Sulimanovic. Il n'était pas question d'une comédie musicale à l'époque. RPOINT, l'organisation non gouvernementale britannique (ONG) à l'origine du projet, offrait simplement aux jeunes Roms de participer à des ateliers de danse hip-hop et de musique. Seule condition pour obtenir son ticket d'entrée: les adolescents devaient continuer à fréquenter l'école.

«C'est la règle», confirme Danilo Matijevic coordonnateur des programmes de RPOINT à Belgrade. Le sympathique colosse précise toutefois que le règlement est appliqué «de manière adaptée à chacun», afin que ceux qui démontrent de l'intérêt, du talent pour les études et de la motivation ne soient pas pénalisés ou exclus parce qu'ils doivent travailler pour aider leurs parents ou rester à la maison pour prendre soin de leurs frères ou soeurs.

Combattre les préjugés

En Serbie comme ailleurs en Europe, la scolarisation des Roms aussi appelés gitans ou tsiganes, souvent de manière péjorative pose un problème énorme. La moitié d'entre eux ne terminent pas l'école primaire. RPOINT a par conséquent déterminé que la meilleure façon de soutenir cette communauté était d'aider ses enfants à rester à l'école. Ce que l'ONG fait entre autres en offrant des ateliers culturels à Belgrade et des cours dans une école de Zemun, proche banlieue de la capitale serbe.

«J'aimais bien aller à l'école, assure Asmet. Je n'ai pas continué parce que je n'avais pas les conditions nécessaires. Il fallait payer ceci et cela. À cause de l'argent, surtout.» Il a dû commencer à travailler très tôt, dans tous les sens du terme: levé à 3h du matin, il remplissait des caisses de choux au marché jusqu'à 6h avant d'aller à l'école. Il est parvenu à terminer l'école primaire, mais a abandonné au secondaire. Son ami Kris se faisait intimider par des Serbes. La situation a dégénéré en bagarres. «À cause de ça, on a arrêté d'aller à l'école», dit-il.

Intimidation et insultes au quotidien, discrimination systémique, les Roms ne se sentent pas les égaux de leurs voisins serbes. «Aux yeux d'un Serbe, les Roms ne sont pas des hommes», tranche Albert Zekic, qui a participé aux musiques de GRUBB. La comédie musicale veut témoigner de cette réalité et aussi combattre ces préjugés. «L'idée générale du spectacle, c'est de représenter les Roms, résume Danijel «Daco» Rastinovic, 18 ans, dans un très bon anglais. Il y a bien des gens qui ont une mauvaise perception de ce que nous sommes. Ils pensent qu'on est sales, qu'on est des voleurs ou qu'on ne va pas à l'école. Peut-être qu'ils ont tort.»

GRUBB, c'est eux

Six jours par semaine, la bande se donne rendez-vous à B.I.G.Z., s'engouffre dans le monte-charge qui sent l'urine, et grimpe répéter pour de longues heures. Aucun de ces jeunes Roms n'a de formation en danse, en chant ou en jeu. Ils apprennent sur le tas, sous la direction chaleureuse, mais ferme de Serge Denoncourt. Le metteur en scène s'est adjoint d'autres créateurs d'ici dont le chorégraphe Nico Archambault et le réalisateur Francis Collard (Ariane Moffatt, Brigitte Boisjoli). Ces professionnels travaillent tous bénévolement.

Fin avril, Serge Denoncourt a passé trois séances à peaufiner les enchaînements et les chorégraphies de numéros assis sur des musiques entraînantes où le hip-hop entre en collision de manière fructueuse avec des fanfares balkaniques et d'accrocheuses mélodies roms. Ce son festif sert de pierre d'assise à des textes qui, souvent, dénoncent la discrimination envers les Roms ou parlent de leur terrible sentiment d'exclusion. Kartoni Cave (Enfant de carton) est par exemple une éloquente métaphore de la précarité dans laquelle vivent bien Roms, qui sont forcés d'habiter dans des baraques de carton et n'ont pour seul travail que la récupération de vieilles boîtes.

Mélodies, structures, rythmes et textes, l'essentiel des chansons de GRUBB provient des jeunes eux-mêmes. «Ils ressentent un grand sentiment d'appartenance et de propriété envers ce spectacle, dit Nenad Vladisaviljev, sociologue rom qui dirige un centre culturel soutenu par RPOINT à Novi Sad, ville située au nord de Belgrade. Ce spectacle, c'est eux et c'est à eux.»

Avec GRUBB, l'ONG espère récolter des fonds qui permettront de pérenniser ses activités. «De l'argent gagné par les Roms pour les Roms», explique l'une de ses cofondatrices, Caroline Roboh. L'enjeu principal est toutefois de redonner confiance à ces jeunes malmenés par la vie et leur permettre d'envisager un avenir différent de celui de leurs parents.

L'impact réel de GRUBB dans leur vie, les adolescent ne le saisissent pas encore. Leur réalité n'est envisageable que de manière collective pour le moment. Interrogé avec insistance à ce sujet, Ibrahim «Bibi» Gasi, chanteur principal de la troupe, fini toutefois par avouer qu'au sortir des répétitions, il garde en lui «quelque chose qui l'incite à garder la tête haute». Ce quelque chose ressemble au début de l'estime de soi.

Du 27 juin au 2 juillet à la salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau