La Fondation de la Place des Arts, qui appuie de jeunes artistes prometteurs, a tenu mardi son premier spectacle-bénéfice au cours duquel on a rendu hommage à la mécène Jacqueline Desmarais. La veille, cette dame énergique a reçu La Presse chez elle pour une rare interview. Rencontre avec une passionnée de musique.

Mardi soir, Yannick Nézet-Séguin était au nombre des artistes qui, sur écran, ont rendu un vibrant hommage à Jacqueline Desmarais. Juste avant de diriger son premier opéra à La Scala de Milan, le jeune chef de l'Orchestre Métropolitain s'est presque excusé de vanter l'énergie de la mécène de 82 ans tellement c'est une évidence pour tous ceux qui la connaissent.

La veille, comme tout le monde, nous lui avions demandé d'où elle tenait cette remarquable énergie. «Renée Fleming, la merveilleuse soprano, m'a déjà dit: «Jackie, j'aime tellement être dans la même pièce que toi parce que tu me donnes de l'énergie.» Je suis née comme ça, c'est une chance que j'ai dans la vie d'avoir cette énergie-là.»

Nous discutons depuis une dizaine de minutes dans un salon de sa maison quand son mari, Paul Desmarais, vient nous saluer. «Tu m'interromps alors que je donne la première interview de ma vie», lui dit-elle, taquine. «J'espère qu'elle va vous donner une bonne histoire», dit-il sur le ton de la connivence avant de nous laisser poursuivre notre discussion.

Il est vrai que Mme Desmarais n'a pas l'habitude des rencontres avec les journalistes. «Ça n'a jamais été notre fort, vous savez. C'est dans la famille. Paul est pareil, il est discret, il n'aime pas la publicité. Et puis quand on fait quelque chose, c'est parce qu'on aime ça. Moi, la musique, c'est ma passion et je m'y consacre coeur et âme.»

Avec Duke Ellington

Jacqueline Desmarais ne se souvient pas d'une période de sa vie où elle ne chantait pas.

Elle tient ça de son père dont elle était très proche et qui adorait la musique. Il jouait de l'harmonica et lui chantait des chansons de la Première Guerre mondiale.

«Moi, j'étais plus le genre chanteuse de jazz, ajoute-t-elle. Mon heure de gloire est survenue vers l'âge de 20 ou 21 ans quand j'ai chanté avec Duke Ellington. Je faisais mes études d'infirmière à l'université à l'époque et nous étions allés en groupe le voir à Standish Hall (NDLR: à Hull). Quelqu'un a mentionné que je chantais et Duke Ellington m'a dit: Come up here, young girl. Imagine-toi, je suis montée sur la scène et il m'a demandé ce que j'aimerais chanter. J'ai dit Sophisticated Lady, probablement la chanson la plus difficile qu'il a écrite. Ça s'est très bien passé. J'avais pas mal de voix quand j'étais jeune.»

Elle écoutait Ella Fitzgerald et Frank Sinatra et était friande des comédies musicales. Tant et si bien qu'au début des années 70, elle a accepté de jouer le personnage principal dans une représentation de la comédie musicale Mame par les Lakeshore Players de Dorval dont les recettes étaient versées à une oeuvre de charité.

«Quand je chantais, mon mari en faisait une maladie, raconte-t-elle. Il est tellement effacé dans sa façon d'être que juste à l'idée que je monte sur scène, il devenait blême. Il avait peur pour moi que les gens ne trouvent pas ça bon. Finalement, il s'est aperçu que les gens aimaient ça et maintenant il aime ça, lui aussi.»

Parmi le public de Mame, il y avait le regretté Pierre Béique, fondateur de l'Orchestre Symphonique de Montréal et son mentor à qui elle a rendu un hommage senti au Théâtre Maisonneuve mardi soir. «C'est Pierre, mon Pierre, qui m'a fait rencontrer (le ténor canadien) Jon Vickers. Il chantait Otello et moi, Mame, on passait du sublime au ridicule, se souvient-elle en riant. On jouait au golf ensemble et il me donnait toutes sortes de trucs pour ne pas oublier les paroles une fois sur scène.»

Depuis, elle a chanté dans des soirées entre amis, sans orchestre, mais elle a surtout fréquenté avec assiduité les salles de concert et d'opéra du monde entier, stimulée en cela par Pierre Béique. «Il a commencé à m'inviter aux concerts de l'OSM, puis il a guidé mes pas vers l'opéra. Le premier qu'il m'a suggéré d'écouter, c'est Le trouvère (de Verdi) parce que tout est beau dans Le trouvère. Ç'a été un coup de foudre pour moi. Pierre et moi, nous allions partout. Nous pouvions passer une semaine à New York à assister à une répétition le matin, à un concert l'après-midi avec Zubin (Mehta) et à un opéra en soirée. Il m'a tout enseigné. Je suis passée d'Ella Fitzgerald à Wagner. Pierre me répétait toujours de ne pas regarder la chanteuse sur scène, qui pesait parfois plus de 300 livres, mais de me concentrer sur la musique qui sortait de la fosse d'orchestre. L'autre soir, quand nous étions à la Walküre (NDLR: l'opéra de Wagner monté par Robert Lepage au Metropolitan Opera de New York), j'ai dit à mes petits-enfants: écoutez la musique, les leitmotivs. Pierre me manque énormément. Il aurait été tellement content de savoir que je suis sur le C.A. du Metropolitan Opera. Dans un sens, j'ai été son enfant et aujourd'hui, j'ai beaucoup d'enfants, des jeunes que j'aide avec ma fondation.»

Ses protégés

Ses premiers pas comme mécène, Mme Desmarais les a faits au Domaine Forget de Charlevoix dont elle s'occupe toujours après une trentaine d'années. Elle a également consacré temps et argent au Musée des beaux-arts de Montréal, à l'OSM, à l'Orchestre Métropolitain, à l'Opéra de Montréal -dont elle a fondé et dirigé la Guilde de 1989 à 1999- ainsi qu'à une centaine de chanteurs d'opéra canadiens par l'entremise de sa Fondation, de l'Institut canadien d'art vocal qu'elle a fondé ou de l'Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal.

Elle est intarissable quand elle parle de Layla Claire, sa «petite Layla» qui a chanté dans Don Carlo avec Nézet-Séguin au Met, de Julie Boulianne qui a fait ses débuts au Met dans Iphigénie en Tauride en février dernier, de Marianne Fiset qui va chanter Manon à La Bastille en février 2012, de Manon Feubel et de Michèle Losier: «J'ai lu dans Opera News que ma petite Michèle Losier avait chanté dans un opéra à La Bastille. On n'y parlait que d'elle, de sa voix magnifique. Tu comprends, quand je lis ça, je suis tellement contente.»

Ce n'est pas uniquement une question de sous même s'il en faut pour voyager et parfaire sa formation dans les meilleures écoles comme Juilliard. Il lui faut parfois intercéder en faveur de ses protégés comme elle l'a fait pour Marc Hervieux lors d'un dîner à Londres avec le chef Valery Gergiev qui l'a par la suite invité à chanter au Kirov. «Quand tu commences, il faut connaître quelqu'un, dit-elle. Alors, on essaie de les aider. S'ils ont le talent, et on a vraiment de grands talents ici, ils vont faire leur propre chemin. On doit les soutenir jusqu'à ce qu'ils soient autonomes.»

L'un de ses plus beaux souvenirs est sans conteste la production de Carmen dans laquelle Nézet-Séguin a dirigé l'orchestre du Met pour la première fois, le 31 décembre 2009. C'est le premier opéra que Mme Desmarais a commandité au Met. Elle ne veut pas parler de chiffres, mais on estime généralement cet investissement à plus de quatre millions de dollars. «C'était tellement excitant, dit-elle, que je voulais en être la seule commanditaire, pas avec M. et Mme Smith. Je pense que je l'ai écouté 18 fois, ce Carmen-là. Non, je ne suis pas du tout passionnée», dit-elle avec le sourire.

Elle ajoute: «Quand je donne au Met - ce qu'elle fera pour trois nouvelles productions la saison prochaine -, j'essaie toujours qu'il y ait un jeune Canadien qui chante ou Yannick qui dirige ou Robert Lepage qui signe la mise en scène. C'est ma façon d'aider. Mais le Met les embauche parce qu'ils ont du talent. J'ai dit à Peter Gelb - patron du Met - que Yannick était un jeune prodige qui allait conquérir le monde. Il m'a répondu qu'il l'avait déjà engagé pour cinq ans. C'est comme ça que ça s'est passé. Je ne pourrai jamais dire que c'est moi qui ai aidé Yannick; c'est ridicule parce que Yannick est une comète.»