Personne ne s'attendait à ce que Nevermind révolutionne quoi que ce soit à sa parution en septembre 1991. Deux décennies plus tard, un constat s'impose: le deuxième album de Nirvana a marqué un sommet et le début de la fin pour le rock. Retour sur le disque qui a enflammé une génération qui se croyait sacrifiée.

L'automne 1991 n'avait pas grand-chose d'enthousiasmant pour les jeunes X qui approchaient de l'âge adulte. Crise économique, perspectives d'emploi nulles et Boyz II Men dans le top ten: l'envie de reprendre à son compte le «No Future» brandi par les Sex Pistols était grande. Ne manquait qu'une nouvelle trame sonore.

Nirvana s'en est chargé sans le vouloir: le 24 septembre 1991, le trio lance Nevermind. «Le rock est censé être dangereux, irrévérencieux, arrogant. Il n'est pas censé plaire à nos parents, mais leur faire peur. Il y avait ça avec Nirvana», fait valoir Geneviève Borne, alors VJ à MusiquePlus, qui a volontiers embrassé le grunge.

L'onde de choc a été gigantesque -plus de 25 millions d'exemplaires vendus-, mais pas immédiate. «Ce disque constitue un tournant, mais quand il sort, on ne le sait pas. On sait juste qu'il a quelque chose de spécial», se rappelle Mario Lefebvre, de Flairmic, qui a exercé tous les métiers dans l'industrie québécoise du disque ces trois dernières décennies.

Nevermind met trois mois et demi à gravir les échelons du Billboard: Guns'N Roses, Garth Brooks, Mariah Carey et U2 lancent aussi des albums prisés cet automne-là. Nirvana s'installera au sommet du palmarès le 12 janvier 1992, détrônant nul autre que le roi de la pop et son album Dangerous. Il se passe quelque chose.



Un cri du coeur

«Nevermind, c'est un cri du coeur. Ça touche les gens bien plus qu'une tête blonde emballée et vendue comme une boîte de Tide», résume Claude Rajotte. Sa formule illustre bien la portée de la musique de Nirvana: sa rage authentique frappe de plein fouet... et annonce la fin des rockeurs maquillés plus bourrés de testostérone que de réelle agressivité.

Smells Like Teen Spirit n'est qu'un amuse-gueule. Nevermind est en effet traversé d'une rudesse totalement punk qui étonne encore 20 ans après. Son rock passé au rouleau compresseur fera date. Combiné à un sens mélodique hérité des Beatles, il parvient surtout à percer le mur des radios commerciales, notoirement peu friandes de rock lourd. «Il y avait des hits, plaide Pierre Pagé, animateur à NRJ. Quand tu fais des chansons pas trop longues avec un refrain accrocheur, les radios sautent là-dessus.»

«Les radios au Québec suivaient beaucoup MusiquePlus à l'époque, surtout dans ces phénomènes-là», nuance Mario Lefebvre, tout en soulignant le caractère diablement accrocheur de chansons comme Smells Like Teen Spirit, Come As You Are et Lithium. Le passage ouvert par Nirvana sera ensuite emprunté par les Pearl Jam (Ten se démarque au printemps 1992) et autres Smashing Pumpkins.

Effet miroir

«Je pense qu'avec Nirvana, la révolution n'est pas tant musicale que dans l'effet miroir ressenti par tant de gens», avance toutefois la journaliste et écrivaine Marie-Hélène Poitras. Nirvana cristalliserait ainsi un phénomène social caractérisé notamment par le désenchantement d'une génération qui avait soif d'authenticité après avoir été bercée d'illusions. Une réalité que tente de saisir Cameron Crowe dans son film Singles.

Geneviève Borne trouve aussi qu'il y avait une profondeur dans la rage dépressive de Nevermind, qui arrive après une grosse décennie de hard rock «superficiel». «Ce disque avait quelque chose de cathartique», dit-elle. L'animatrice insiste: selon elle, le grunge a été la «dernière révolution» dans la musique.

L'explosion de Nirvana évoque en effet le bouquet final d'un feu d'artifice. En 1994, Cobain se tire une balle dans la tête et le grunge amorce une lente agonie qui, de Creed à Nickelback, sera longue. Après son «album noir», où le métal prend sa forme la plus commerciale, Metallica semble désorienté, alors que le métal en général se radicalise ou se métisse avec le rap. Guns'N Roses diparaîtra sous peu de la surface de la planète...

«Je ne sais pas si on peut parler d'effondrement, mais certainement d'une baisse drastique de régime, dit Mario Lefebvre. Aucun phénomène ne peut soutenir une telle intensité longtemps.» Radiohead émergera bientôt, mais sa popularité ne sera jamais tout à fait à la hauteur de ses réformes esthétiques. Ni de Nirvana. Le rock n'est pas mort, mais le danger l'a déserté depuis longtemps.

Nevermind vu par...

PATRICK SENÉCAL

«J'ai passé mon adolescence à écouter du métal, du Iron Maiden et du Metallica. Arrivé au début de la vingtaine, je cherchais, parce que je trouvais que la musique rock que j'aimais n'allait nulle part. Quand j'ai entendu Smells Like Teen Spirit pour la première fois, j'étais à ma première année d'enseignement. Je traversais l'aire publique de l'école où je travaillais et je me souviens encore de m'être arrêté pour me demander: c'est quoi, ça? J'ai trouvé dans cette chanson la direction où, à mon avis, le rock devait aller. Il y avait une lucidité dans ce disque-là. Les années 80, c'était du bonbon: soit de la grosse pop, soit du métal qui parle de diable et de Vikings ou du Bon Jovi. C'est surtout la musique qui me parlait. Et la rage dans la voix de Kurt Cobain. Une rage qui n'était pas théâtrale comme chez Iron Maiden, une rage authentique.»

Patrick Senécal, qui a écrit son premier roman, 5150 rue des Ormes, en écoutant Nevermind.

CLAUDE RAJOTTE

«Nevermind, c'est un grand moment de la musique américaine. C'est l'album qui a réveillé l'Amérique.»

Claude Rajotte, animateur à MusiquePlus.

JEAN-FRANÇOIS RIVARD

«Smells Like Teen Spirit, c'est l'hymne d'une génération. Avec le recul, je pense que je peux dire que j'ai vécu quelque chose d'important dans l'histoire de la musique et que j'en faisais partie. Et je pense que je peux comprendre ce que mes parents ont vécu quand Morrison est mort, quand Hendrix est mort. Je l'ai vécu moi aussi avec Kurt Cobain, mais à une autre époque.»

Jean-François Rivard, réalisateur de Les Invincibles.

MARIE-HÉLÈNE POITRAS

«Nevermind a su cristalliser quelque chose qu'il y avait dans l'air en cette fin de siècle, qui était en plus une fin de millénaire. Tout le monde n'était pas grunge, mais ce désenchantement-là était dans l'air du temps. «Here we are now, entertain us», que Cobain chante au refrain de Smells Like Teen Spirit, c'est vraiment emblématique d'une génération qui était un peu désabusée, qui cherchait ses repères.»

Marie-Hélène Poitras, écrivaine et journaliste, a publié une nouvelle intitulée «Grunge» dans son recueil La mort de Mignonne.

GENEVIÈVE BORNE

«Nirvana, ce n'était pas la musique de nos parents, mais la musique d'une nouvelle génération revendicatrice et qui a du goût. C'est comme si Nevermind avait ramené le bon goût après les excès du glam rock: le spraynet, le maquillage, le spandex, etc. Ça ramenait une musique moins superficielle, comme s'il fallait enterrer le côté frivole des années 80.»

Geneviève Borne, animatrice et ancienne VJ de MusiquePlus.

DANY BOUDREAULT

«Nevermind, pour moi, c'est l'apothéose de l'esprit des années 90: c'est l'irrévérence, c'est la fin d'une ère et le début d'une autre, celle des télécommunications. Smells Like Teen Spirit, c'est presque de la poésie surréaliste. Nirvana, j'associais ça aux marginaux et ça correspondait à ma révolte à moi.»

Dany Boudreault, comédien et auteur de la pièce Je suis Cobain (peu importe).

Nevermind paraît mardi en version remasterisée et sous la forme d'un coffret de quatre disques incluant des versions live et des inédits.

Photo: Archives La Voix de l'Est

Le Trio grunge Nirvana.