Cette Tunisienne déplace de l'air. Déterminée, belle, farouche, 29 ans. Vraiment pas la langue dans sa poche. D'aucuns considèrent cette passionaria comme l'incarnation de mouvement de révolte de la jeunesse tunisienne, cruciale comme on le sait pour le désormais historique Printemps arabe.

«Je ne me suis pas imposée aux gens. Personne n'a décidé pour eux», tient-elle à préciser lorsque jointe en tournée.

Emel Mathlouti soutient que sa sincérité, son intensité, sa rage ont interpellé le peuple tunisien depuis qu'elle y a amorcé sa carrière - vers 2004.

«Je suis partie de rien , j'ai créé des chansons et, grâce à ces chansons, je suis arrivée à pénétrer dans le coeur des gens  J'incarne un courant qui n'était pas tout à fait palpable auparavant. Je viens d'une génération d'artistes qui ont suivi le même parcours. Ma volonté et ma passion artistique m'ont conduite à revendiquer un autre style de chanson, que ce soit dans le monde arabe ou en Europe.»

Jusqu'à la révolution, Emel Mathlouti a été adoptée par toutes les tendances de la société tunisienne. Aujourd'hui?

«J'ai aussi un auditoire conservateur et musulman, car cette couche de la population était aussi opprimée sous la dictature. Quand les gens se sentent menacés, plusieurs se replient sur la religion. C'était déjà le cas avant le Printemps arabe. Or, j'observe que mes opinions sont aussi jugées par les conservateurs, parfois très violemment. On va jusqu'à m'insulter. Certes, je m'adresse à tous les Tunisiens, mais je dois garder une position claire quant à mes idéaux, si ce n'est que pour me respecter moi-même.»

Clairement, donc, Emel Mathlouti dit s'inscrire en faux contre un État régi par la religion. Elle s'affirme progressiste, laïque, démocrate, ouverte sur le monde.

«La Tunisie, fait-elle observer, est constituée de citoyens très modernes et d'autres qui le sont moins, d'où la dynamique actuelle. Personnellement, je me bats pour qu'on ne régresse pas. Il ne faut pas qu'on touche aux libertés pour lesquelles on s'est battus. Non, la Tunisie ne sera ni l'Iran ni l'Algérie. Il faut que la Tunisie soit le pays arabe moderne qu'il était déjà sous Ben Ali, mais avec un effort supplémentaire pour la liberté et la démocratie.»

Consciente du caractère embryonnaire et fragile de la démocratie tunisienne, elle garde espoir.

«Pour les partis politiques, c'est assez flou pour l'instant, mais le pôle moderniste démocratique pourrait créer cette alliance entre tous les partis progressistes et modernistes. En ce moment, il n'y a pas de parti leader parce qu'aucun n'est vraiment organisé pour créer des alliances fortes. Depuis les élections, en fait, c'est très difficile de savoir ce qui se passera prochainement. Ce qu'on vit aujourd'hui est transitoire.»

Si les lendemains des élections tunisiennes sont incertains, la carrière d'Emel Mathlouthi se passe plutôt bien.

«Déjà, mes chansons ont pu se rendre à un plus grand public parce qu'avant, je n'avais pas accès aux média. Je suis très respectée pour le combat que je mène à travers mes chansons. Ces chansons sont arrivées à un moment où les gens en avaient besoin. En Afrique du Nord et dans le monde arabe, c'est perçu de la même manière, et j'ai le sentiment que ça ouvre la porte à une nouvelle création et à une nouvelle façon de percevoir la musique. Oui, je vois une brèche dans le monde arabe.»

Dans le nouveau contexte, les thèmes de ses chansons pourraient-ils changer?

«Je ne sais pas du tout, répond-elle. Mon travail a toujours été basé sur du vécu, du ressenti, du spontané. Si la réalité change, je ne m'inspirerai probablement pas de la même façon. Je me suis inspirée de la dictature, de la censure, du manque de liberté. Pour la suite des choses, tout dépend de la direction que prendra le pays.»

Peu probable, en fait, que la chanteuse ne s'en tienne qu'au folk engagé de ses débuts. Déjà, certains de ses enregistrements s'avèrent très rock - ce à quoi nous n'aurons pas droit au concert montréalais de samedi; elle y sera accompagnée de deux musiciens acoustiques.

«En tant que musicienne, soulève-t-elle, j'ai envie d'expérimenter plein de choses. La musique est très vaste, je trouve qu'il y a une recherche extraordinaire à faire avec les sons, les bruits, les effets. Je rentre un peu dans ça pour mon prochain album. Je m'intéresse à la musique électronique depuis quelques années déjà,  je suis entièrement dans une recherche sonore sans limites. J'aime Portishead, Massive Attack, Björk, je vise une plus grande complexité sans délaisser la forme chanson, et sans non plus me perdre dans l'abstraction.»

Force est d'observer que la chanteuse n'est pas scotchée à son patrimoine. Tunisienne, certes, mais aussi citoyenne du monde... qui passe plus de temps en France par les temps qui courent.

«J'ai toujours eu des influences d'ailleurs, et j'essaie de leur donner un sens différent à travers ma culture. Cela dit, je n'ai pas une culture traditionnelle; je n'ai pas été à l'école classique arabe, j'ai commencé à chanter en anglais et en espagnol pour ensuite me réconcilier avec le chant arabe. Je chante arabe parce que c'est ma langue et c'est là que ma voix a plus de sens, mais je ne chante pas à l'orientale. Ma voix est personnelle, cette approche me permet de chanter en arabe et aussi en anglais. Pour mon prochain album, par exemple, je suis à créer des rythmes électros, pour y porter des textes de mes chansons et ensuite y greffer des échantillons d'instruments maghrébins. Ça fera vaciller les morceaux entre modernité et tradition.»

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Dans le cadre du Festival du monde arabe de Montréal, Emel Mathlouthi se produit samedi soir, 20h à la 5e salle de la Place des Arts. Elle partagera le programme avec le chorégraphe et danseur Imed Jemaa.

Photo fournie par la production.