Au début de juillet, on a invité La Presse aux studios Piccolo, perdu dans le «far est» montréalais. Isabelle Boulay et son réalisateur, Benjamin Biolay, apportaient les dernières retouches à l'album Les grands espaces, que d'aucuns considéreront comme la proposition la plus élevée de la chanteuse jusqu'à ce jour.

La collaboration du Français et de la Québécoise remonte à une décennie, car Biolay avait participé à la création de deux albums de la chanteuse populaire (Mieux qu'ici bas et Tout un jour) qui mène une belle et vraie carrière en France comme on le sait. On a tôt fait de ressentir de très bonnes ondes dans ce studio. Artistes souriants et relax, heureux du travail accompli.

Se déclinent dans ces Grands espaces expressions française et anglo-américaines, duos avec Biolay et Dolly Parton, chansons originales et reprises de Benjamin Biolay, Étienne Roda-Gil, Julien Clerc, Jean-Louis Murat, Eddie Marnay, Daniel Lanois, Michel Rivard, Ève Déziel, Steve Marin, Gerry Joly, Lee Hazlewood, Phil Spector et plus encore.

Créé sous la direction de Benjamin Biolay, cet album est le fruit d'une remarquable complicité.

L'artiste français, cette fois, assume l'entière réalisation et s'en estime comblé :

« Pour les deux albums auxquels j'ai participé, nous n'étions pas les seuls à avoir les clefs de la voiture. Les albums précédents, je les avais coréalisés et je ne les avais pas mixés. Je réalisais plus ou moins la moitié. J'allais parfois trop à gauche pendant que Denis Savage (l'ingénieur du son) régulait mes excès (rires). Je n'allais pas vraiment jusqu'à la conclusion, jusqu'au processus définitif. Pour Les grands espaces, je savais que ce serait à la fois une suite hyper logique, et un virage qui ne dérouterait pas les fans d'Isabelle. Ils vont faire le voyage. »

Isabelle ne demandait pas mieux que de travailler avec lui :

« Je produis cet album, mais je m'estime coréalisatrice au huitième! (rires). J'aime me retrouver dans les rêves de Benjamin, dans sa fantasmagorie. C'est une des rencontres artistiques les plus marquantes de ma carrière. Il aborde la musique de manière primitive et sauvage et il a aussi la connaissance de la musique. Il travaille avec le coeur et l'intellect, c'est pour lui primordial, ça l'est devenu pour moi. Ça résume ma volonté d'aller vers lui. »

Très occupé à gérer sa carrière et son propre succès depuis la sortie de l'album La Superbe (en 2009), Benjamin a fait une exception avec Isabelle en acceptant de réaliser Les grands espaces :

« De la réalisation, je n'en fais presque plus. Ces dernières années, je l'ai fait pour mes amis -  Keren Ann, ma soeur, Isabelle, l'avant-dernier de Julien Clerc... La Superbe a vraiment bien marché, j'ai longtemps tourné, je n'ai plus beaucoup de temps. Pour Isabelle, je l'ai fait par amitié. Et parce que je suis fan d'Isabelle, une de mes voix préférées. Déjà au printemps 2010, il y avait une énorme intention. Nous allions créer le scénario, procéder au casting des chansons et enregistrer au Québec avec des musiciens surtout québécois. Je connaissais déjà Rick Haworth, Jason Lang, Bob Stagg, ou encore le guitariste français Éric Sauviat qui passe beaucoup de temps au Québec. Les grands espaces, c'est notre son, celui qu'on a fabriqué ensemble. »

À son tour, Isabelle raconte le processus :

« Pour Nos lendemains, mon album réalisé par Dominique Blanc-Francard, Benjamin m'avait offert Ne me dis pas qu'il faut sourire, que j'estime la plus belle chanson de cet album. C'était le germe de ce qu'on allait ensuite faire ensemble ! En mai 2010, je suis allée l'entendre chanter au Casino de Paris. Par la même occasion, je lui ai demandé de réaliser cet album, ce qu'il a accepté avec enthousiasme. Nous y avons beaucoup réfléchi. Et ça a été fantastique... En mars 2011, nous avons passé 10 jours très intenses en studio. Nous travaillions à n'importe quelle heure, sans restrictions. Outre les chansons prévues au programme, d'autres se sont ajoutées au fil des écoutes en soirée, comme la reprise de Summer Wine (créée par Lee Hazlewood et chantée avec Nancy Sinatra), Où va la chance (une adaptation d'Eddy Marnay d'une chanson américaine de Phil Ochs) ou encore Souffrir par toi n'est pas souffrir (Étienne Roda-Gil-Julien Clerc). Il faut dire que notre ingénieur du son, Ghyslain-Luc Lavigne a été très présent à nos côtés. »



Country, folk, pop classique des années 60, un brin de variété française... Cet album est d'abord nord-américain, assure Biolay :

« La musique de votre continent, je l'avais d'abord découverte avec l'album double blanc des Beatles,  très inspiré par le folk américain. Ce fut pour moi une porte ouverte pour Dylan, Donovan, etc.  Alors?  Il y a une décennie, j'ai ai quand même réalisé des albums américains, notamment pour Shivaree et Heather Nova. Négatif, mon deuxième album, comportait déjà beaucoup de country folk. Vous savez, il y a un vrai plaisir pour moi d'enregistrer en Amérique. Chez vous, c'est Isabelle, une de mes voix préférées, qui me le permet. C'est tellement facile de réaliser pour une artiste qui chante ainsi. On peut être relativement économe en termes de production, car on sait que la vraie voix va sortir.  Dès que tu y ajoutes quelque chose, c'est mis en valeur. »

On ne s'étonnera point que la célébrissime Dolly Parton ait accepté d'enregistrer un duo avec Isabelle  pour la chanson True Blue... signée Dolly Parton. La Québécoise raconte l'heureuse surprise :

«  À Nashville, Je travaillais sur un projet (pas encore abouti) avec Gary Paczosa, et j'ai décidé d'interpréter True Blue. Sans me faire d'illusions, j'ai souhaité l'enregistrer avec elle en duo. Gary, qui la connaissait personnellement, lui a laissé un mot de ma part. Lorsque j'ai su qu'elle avait si gentiment accepté, je suis allée à Nashville avec Marc-André (mon conjoint, père de mon fils et mon producteur exécutif) pour assister à la séance. Elle a accepté que nous puissions être présent. Il faut dire que Dolly était la chanteuse préférée de ma grand-mère, j'ai vu ma vie défiler lors de cette prise de son! »

Après la sortie officielle des Grands espaces (mardi prochain), voici venir la tournée d'Isabelle :

« Fin novembre, je commencerai à chanter en France. Je ferai le Casino de Paris du 1er au 4 décembre après quoi une trentaine de dates y sont prévues jusqu'en février.  La partie québécoise commencera en mars; le 8, je serai à l'Olympia de Montréal. C'est ma première vraie tournée depuis Comme ça me chante, que j'ai faite d'août 2010 à janvier 2011. La tournée de Nos lendemains, la précédente pendant laquelle mon fils Marcus est né, s'était déroulée de janvier 2008 à octobre 2009. J'ai vraiment hâte de me remettre dans cette énergie. J'y chanterai une bonne douzaine de chansons des Grands espaces, sans compter plusieurs autres de mon répertoire et des reprises que je n'ai pas enregistrées. Yves Desgagnés assure la mise en scène, les éclairages sont de Jacques Rouveyrollis. »

Après l'album d'Isabelle, Benjamin fait le sien :

« Je passerai l'automne à le préparer. J'aimerais bien venir chanter au Québec lorsque le nouvel album sera prêt. Pour  La Superbe, je ne sais vraiment pas pourquoi je n'ai pas tourné chez vous. J'ai pourtant fait l'Amérique latine : Chili, Urugay, Argentine, Brésil... Après cette tournée, j'ai fait du cinéma : Pourquoi tu pleures avec Emmanuelle Devos et Nicole Garcia, dont j'ai tenu le premier rôle et dont j'ai fait les chansons de la bande originale. »

Isabelle conclut sur Les grands espaces, un projet qui lui a donné l'occasion de «déjouer son petit bonhomme de chemin », pour reprendre cette belle image d'Ève Déziel - parolière de la chanson Partir au loin, mise en musique par Michel Rivard.

« J'ai grandi aussi dans le restaurant gaspésien de mes parents, on y écoutait autant de country que de variété française. Dans les bars de ma région, chaque reprise de grands chanteurs country (comme Johnny Cash) venait me chercher. Je suis devenue chanteuse, puis j'ai chanté autre chose mais le country-folk n'a jamais cessé de faire partie de moi. Maintenant, je peux le reconnaître et chanter ce répertoire sans me sentir dans l'imposture. Je crois donc avoir trouvé ce que je cherchais. J'essaie d'y amener de la beauté, de la profondeur, du raffinement, de la cohérence. De la variété grand luxe! Et je n'ai pas fini ce que j'ai à faire! C'est une destination. »

Benjamin abonde et réfute cette idée qu'une chanteuse populaire ne puisse élever son art et, du coup, attiser la curiosité de son public :

« Les artistes de variété qui retournent en arrière parce qu'ils ont peur de décevoir leur public, ça n'intéresse  personne. Une vie de chanteur populaire, c'est aussi une vie d'artiste. Et un artiste doit voyager ! Selon moi, ceux qui n'avancent pas sont souvent mal entourés, victimes d'un management grotesque qui ne pensent qu'à une seule manière pour faire des sous... parce que cette manière a déjà fonctionné. En revanche, les rencontres forcées ne marchent jamais. C'est pourquoi la nôtre fonctionne. Nous avons chanté ensemble, nous avons fait des albums, plein de trucs. Il faut du temps pour bien connaître les désirs d'un artiste. »

Jointe cette semaine pour rafraîchir la conversation estivale, Isabelle boucle la boucle en faisant l'éloge de Benjamin.

« Il m'a écrit une chanson pour cet album (Voulez-vous l'amour?), joué des instruments, signé les arrangements et assumé la réalisation. Il s'est totalement investi de sa générosité, de sa délicatesse et de sa grande culture. Avec lui, j'ai travaillé sans pudeur, j'ai pu m'abandonner en toute confiance.»

Boulay, Biolay... la rime idéale?  On pourrait le croire.

Les grands espaces

Isabelle Boulay

Country-folk

Audiogram

Illustration: Michel Rabagliati