C’était le 31 mai dernier. Pendant l’Adagio de la Neuvième symphonie de Beethoven, tout est devenu magique : un tapis en pizzicatos de cordes, comme des points d’attache délicats avec la terre, pour les vents qui flottaient hors du temps. Puis, une arabesque dessinée par les violons.

À côté de moi, j’ai senti un mouvement de mon amie Camila, qui assistait à son premier concert à la Maison symphonique.

Elle bâille ? Elle s’ennuie ?

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Il m’arrive de douter, comme ça.

Non : Camila pleurait, à grosses larmes, et venait simplement d’essuyer ses yeux avec son écharpe noire.

Ensuite, l’immense et célèbre dernier mouvement de la Neuvième a été pour elle une traversée de sa propre vie, du petit clavier électronique sur lequel sa maman lui a appris à pianoter l’Hymne à la joie jusqu’aux montagnes de sa jeune vingtaine, une traversée qui l’a menée de la Colombie au Québec.

Rafael Payare l’a bouleversée. Sa force engageante, canalisatrice de tant d’énergie. L’union des musiciens, leur concentration.

Le silence qui jaillit parfois, après une immense vague de son. Et surtout, pendant plus d’une heure, des centaines de personnes unies, sur scène et dans la salle, « sans un seul téléphone allumé », a souligné Camila, à la fin du concert.

Merci, mon amie : par tes yeux encore mal séchés, par ton cœur agité, j’ai repris confiance, ce soir-là.

La musique ne peut pas sauver le monde, mais elle a quelque chose d’important à offrir : elle parle de nous, en étant plus grande que nous.

On l’entend en croisant des administrateurs, des musiciens légèrement inquiets : une partie du public n’est toujours pas de retour dans les salles de concert.

Cette Neuvième de Beethoven présentée quatre fois à guichets fermés à la Maison symphonique, c’est l’exception plutôt que la règle.

J’espère que la présentation de trois symphonies de Beethoven au Festival de Lanaudière, du 15 au 17 juillet, attirera autant de gens.

Surtout que ces trois concerts exceptionnels mettent en scène Akamus (un raccourci pour Akademie für Alte Musik : Académie de musique ancienne), alors que la prestigieuse formation de Berlin souligne son 40e anniversaire. Habitué des plus grandes scènes du monde, l’orchestre a vendu plus de 1 million de disques, récoltant des prix Emmy, Gramophone, Edison et Diapason d’or, entre autres.

PHOTO UWE ARENS, TIRÉE DU SITE WEB D’AKAMUS

L’orchestre Akamus a vendu plus de 1 million de disques.

Akamus est née du côté est-allemand de Berlin, en 1982. La formation s’est immédiatement distinguée en jouant régulièrement sans chef, une pratique toujours courante à l’époque de Beethoven, alors que l’orchestre n’avait pas encore sa taille romantique : c’est le violon solo qui guide la formation et assure la cohésion d’ensemble, les musiciens devant investir une attention de tous les instants les uns aux autres.

Beethoven lui-même sourirait à l’idée que sa Troisième symphonie soit jouée ainsi, sans chef, dans une « démocratie musicale » : il l’avait d’abord dédiée à Napoléon Bonaparte, dans un élan d’admiration enthousiaste, pour ensuite biffer rageusement sa dédicace, au moment où le premier consul s’autoproclamait empereur, en 1804.

L’originalité des trois programmes proposés à Lanaudière, c’est que chacun jumelle à une symphonie de Beethoven des œuvres beaucoup moins connues, mais en lien étroit avec elle. Des musiques captivantes, surtout quand on peut mesurer à quel point elles ont préparé le terrain pour celles de Beethoven.

Je ne connaissais pas du tout la Grande symphonie caractéristique pour la paix de Paul Wranitzky, écrite en 1797. Non seulement elle évoque la même scène politique que la Troisième de Beethoven, soit les tensions qui ont suivi la Révolution française, mais elle présente aussi une marche funèbre dans le même ton que celle de Beethoven.

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Les proportions sont bien différentes : alors que Wranitsky boucle ses funérailles en quelques minutes, Beethoven construit un mouvement de plus de 15 minutes, au développement dense et déchirant. Ceci explique cela : Paul Wranitsky a laissé plus de 50 symphonies, mais ce sont les 9 de Beethoven qui ont marqué l’histoire.

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De la même façon, Justin Heinrich Knecht a créé un modèle pour Beethoven en publiant, en 1785, Le portrait musical de la nature, ou Grande sinfonie : c’est l’inspiration évidente de la 6e Symphonie, la « Pastorale ». Même forme, même présence d’un orage, avant un dernier mouvement plus joyeux. Mais encore une fois, Beethoven dépasse de loin sa source d’inspiration. Knecht voulait transcrire en sons les oiseaux et les ruisseaux, alors que Beethoven parle de l’humain devant la nature. Il l’a d’ailleurs clairement exprimé : « La description est inutile ; s’attacher plutôt à l’expression du sentiment qu’à la peinture musicale. »

Beethoven est peut-être le compositeur qui réussit le mieux à mettre en scène l’orchestre comme une société humaine, une société qui s’obstine, se déchire, qui avance, piétine parfois, puis s’épanouit dans une révélation collective, ou éclate dans une fulgurance transformatrice. On pourrait soutenir cette idée par une analyse technique, parler de motifs répétitifs, de plans dynamiques, de schéma harmonique ; ce n’est vraiment pas nécessaire, car on peut tout ressentir, si on accepte de s’ouvrir, comme mon amie Camila.

Consultez plus d’information sur le passage d’Akamus à Joliette Consultez la programmation du Festival de Lanaudière