C’était probablement l’évènement de l’automne en musique classique à Montréal. L’immense pianiste hongrois András Schiff nous a transportés dans un autre monde mercredi soir à la Maison symphonique en avant-première du Festival Bach.

Plusieurs musiciens étaient dans la salle pour entendre le musicien de 68 ans, connu pour ses gravures légendaires de Bach, Mozart et Schubert. Sa dernière prestation dans la métropole — deux concertos dirigés du clavier avec l’OSM — datait d’il y a trois ans.

Il y avait cette fois-ci amplement à boire et à manger. En plus des Variations Goldberg initialement annoncées, le pianiste a joué, en première partie, le Concerto italien et l’Ouverture en si mineur du même compositeur. Deux heures de musique donc (en plus de l’entracte).

Trop ? Pas avec Schiff. Car il y en a peu qui soient capables de nous captiver aussi longtemps avec 88 touches, en l’occurrence celles d’un Bösendorfer, facteur d’instruments dont le pianiste est ambassadeur.

Il y a le son d’abord. Ceux à qui ses enregistrements sont familiers connaissent cette sonorité aussi chaleureuse que brillante, magnifiée par un usage millimétré de la pédale.

Mais cela reste accessoire à côté de l’expression. Écouter András Schiff, c’est avoir l’impression de voir un petit théâtre s’animer devant soi, avec un petit groupe de personnages se lançant tour à tour les répliques.

La musique de Bach est en soi fascinante par sa densité unique, nous donnant l’impression d’inhaler du Beau en concentré à chaque mesure. Mais avec l’invité du Festival Bach, tout prend un relief tellement défini qu’on voudrait constamment arrêter le temps pour saisir toutes les subtilités de son jeu : traits de basse découpés au scalpel, voix intérieures bien distinctes, variations de nuances infinitésimales au soprano à la main droite…

Et Schiff n’a pas décidé de faire toutes les reprises des Variations Goldberg au hasard — chacun des morceaux est de forme AABB. Il ne répète pas pour répéter. Chaque reprise est l’objet d’un éclairage différent, tantôt par de légères, mais subtiles différences dans l’ornementation, tantôt par la gestion du temps (telle note légèrement allongée ou jouée avec un menu retard).

Dans la magnifique variation XV, un andante en sol mineur, la reprise est marquée par une lourdeur accrue des notes liées par deux descendantes — le fameux Seufzermotiv (« motif des soupirs »), si fréquent chez Bach.

Et il y a les nuances. Car le cantor de Leipzig n’inscrit — presque — jamais de nuances dans ses œuvres. Mais le pianiste hongrois nous invente des pianissimos de rêve dans certaines variations (les variations XXII et XVI notamment), sortes d’oasis au cœur de la bourrasque.

Le pianiste termine le cycle par une aria décantée, dépouillée de ses ornements dans les reprises. Le dernier point d’orgue a été suivi d’un long et poignant silence, avant les vivats du public.

On peut bien trouver certains morceaux un peu trop rapides : le premier mouvement du Concerto italien, où on ne sent pas le 2/4 demandé par Bach, ou l’andante suivant, et l’aria et les variations II, VII et XXX des Goldberg. Schiff sait-il savourer la lenteur ?

Tout reste néanmoins extrêmement bien fait dans les tempos choisis.

D’un autre côté, d’aucuns auront peut-être remarqué une certaine prudence dans les variations à deux claviers (au clavecin), qui restent, il est vrai, extrêmement ardues au piano du fait des inévitables croisements sur un seul clavier.

Le seul « vrai » désagrément est venu du public, qui a retrouvé sa toux d’avant-COVID. On en a bien compté une dizaine juste dans l’aria initiale des Variations Goldberg. Une chose dont on ne s’était pas ennuyé…