Dormir sur le plancher de l’ami louche du beau-frère du gars qui a organisé le spectacle ? « Tous les bands l’ont fait, c’est quasiment un rite de passage », observe Michelle Ayoub, copropriétaire du Turbo Haüs, lieu essentiel de l’underground musical montréalais, pour qui prendre soin des artistes à son affiche est une priorité. « Dire à un groupe : “T’es pas un vrai punk parce que t’aimes ça prendre une douche”, c’est n’importe quoi. Il n’y a rien de mal à vouloir faire son lavage. »

Sergio Da Silva se souvient distinctement de la générosité avec laquelle son regretté groupe Trigger Effect était reçu lors de ses tournées de l’autre côté de la flaque. « Quand t’arrives en Europe, n’importe où, t’as une place où dormir, c’est un acquis », explique le fondateur du Turbo Haüs, un expert de la débrouille qui, du haut de ses 39 ans, a déjà dans le corps 20 ans d’expérience de la marge. Assez pour mesurer ce qu’une bouffe et un endroit où crécher peuvent représenter pour de jeunes musiciens désargentés.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Sergio Da Silva

Après plusieurs années de tournées dans des salles de marde en Amérique du Nord, on a constaté qu’on était mieux traités dans un squat en République tchèque, où on nous offrait un repas et un lit, que dans un bar de Buffalo.

Sergio Da Silva

D’abord aménagé dans le local de répétition de Trigger Effect, près du Centre Bell, puis dans Saint-Henri, le Turbo Haüs inaugurait son incarnation actuelle dans le Quartier latin, en 2018. L’ambition de ses fondateurs ? En faire un lieu d’inclusivité, où pourraient résonner fort le métal, le punk et le hardcore, sans que les aficionados de jazz ou de hip-hop, ou de n’importe quoi d’autre, s’y sentent persona non grata.

Et, surtout, accueillir les groupes avec les égards minimaux qu’ils méritent, ce qui n’est vraiment pas toujours le cas sur les chemins cahoteux de la tournée des petites scènes, lorsque vous avez beaucoup d’asphalte à avaler, mais peu d’argent pour manger.

Comme au spa (ou presque)

Une salutaire mission qui, compte tenu des effets majeurs de la pandémie et de l’inflation sur la possibilité de prendre la route du rock sans tracas, n’a que gagné en pertinence au cours des derniers mois. Afin de rendre le séjour des gars et des filles en escale chez eux le plus rassérénant possible, les tenanciers du Turbo Haüs ont ainsi conçu un arrêt à Montréal comme une sorte de journée au spa, version punk rock.

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Michelle Ayoub

Depuis novembre dernier, tous les groupes de passage dans le bar de la rue Saint-Denis peuvent goûter au confort d’un vrai lit, plutôt qu’à la dureté du linoléum d’un inconnu, dans un appartement mis à leur disposition au-dessus de la salle.

« On a tous vu des bands faire des siestes en dessous des tables de merch, parce qu’ils sont épuisés d’avoir conduit pendant des heures », raconte Michelle, 35 ans, qui produisait son premier spectacle à 14 ans et pour qui, indéniablement, un groupe bien reçu est un groupe qui joue mieux le soir venu. Son camarade opine.

Si ça devient trop dur pour les groupes de tourner, des endroits comme le nôtre n’existeront plus. Le plaisir de voir des groupes dans une petite salle n’a rien à voir avec la possibilité que ce groupe devienne big après, comme certains le disent. Voir un groupe dans une petite salle, c’est la meilleure manière de vivre la musique. Et il faut que ça continue d’exister !

Sergio Da Silva

Dès mars, les artistes en visite se feront par ailleurs offrir souper et déjeuner au café Big Trouble, petit frère du Turbo Haüs, attenant à son adresse principale. Le bar-spectacles de 175 places permet également aux groupes de remiser leur équipement pour la nuit – des guitares dans une vannette stationnée dans une artère achalandée étant aussi attirantes pour les voleurs qu’un chandail noir à manches longues pour un amateur de stoner rock.

De l’équipement de base (batterie, amplificateurs) est aussi mis à la disposition des groupes locaux qui préfèrent ne pas s’éreinter en trimballant leur matos. Dernière élégance dont le Turbo Haüs s’enorgueillit : ne pas prélever de pourcentage sur la vente des produits dérivés de ses invités, comme le veut la tradition dans les autres lieux du genre.

Quelque chose de vivant

« On a même des toilettes avec des portes ! », s’exclame Sergio en riant. « Des caves sont déjà débarqués ici en disant : “Voyons, c’est donc ben propre, je pensais que vous étiez des punks”, mais tous les bands, eux, sont contents de pouvoir faire leurs besoins sans se sentir bizarre. »

En octobre dernier, au moment où les billets pour l’arrêt de Blink-182 au Centre Bell étaient mis en vente à des prix pas punk rock du tout, le Turbo Haüs annonçait qu’il réunirait le même soir, gratuitement, trois groupes interprétant les refrains puérils de Mark, Tom et Travis.

Les abonnés aux comptes Twitter ou Instagram du bar ont vite reconnu les instincts de trublion de Sergio. « Mais cette soirée, ce n’est pas qu’une blague ! C’est une manière de dire que la culture est quelque chose de vivant : on ne peut pas que se servir, comme dans un buffet. Il faut aussi redonner. »

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