« On n’écrivait pas des chansons en pensant au disque. On écrivait des chansons pour faire lever les shows », explique Jean Millaire, qui sera intronisé ce mercredi au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens. Rencontre avec celui qui, pendant plus de 25 ans, a assuré une présence aussi impassible que solide aux côtés de la plus grande rockeuse québécoise, celle qui va et qu’il n’a jamais cessé d’appeler Marjolène.

« C’est ben le fun, tsé », conclut Jean Millaire au moment où nous nous quittons devant le Bistro à Jojo, le bar de blues de la rue Saint-Denis qui a longtemps été le deuxième salon d’Offenbach et de Corbeau et sur la petite scène duquel il monte encore parfois avec sa compagne Andrée Dupré.

Ben le fun, quoi ? D’être intronisé, avec Marjo, au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens, une institution dont il ignorait l’existence avant de recevoir un courriel qu’il a d’abord pris pour une arnaque. « C’est ben le fun, même si je n’ai jamais fait ça pour les honneurs et les prix. Tout ce que je voulais, moi, c’est jouer de la guitare. »

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Jean Millaire sur scène avec Marjo, le 2 octobre 1987

Après avoir saisi chacune des occasions de s’exercer sur les instruments de ses amis, Jean se tourne à 17 ans vers quelqu’un à qui il parlait rarement : son père. Un personnage digne de Don Draper dans la série Mad Men, avait laissé en plan sa femme et ses six enfants dans un quatre et demie de Saint-Michel, afin de refaire sa vie à Santa Monica, en Californie, où il a travaillé dans de grands hôtels.

J’avais vu une belle guitare chez Jack’s, sur l’ancienne rue Craig. J’ai écrit une lettre à mon père, à qui j’ai demandé 160 $ pour me l’acheter.

Jean Millaire

La culpabilité aidant sans doute, son vœu sera exaucé.

De 1968 à 1974, Millaire joue au sein de la formation blues rock Expedition, dont l’unique album (1970), enregistré dans le gymnase du cégep du Vieux Montréal, est aujourd’hui un article de collection. « Ça sonne très mal, mais tout d’un coup, on avait un disque, on existait, et c’est tout ce que j’avais toujours espéré. »

D’Offenbach à Corbeau

Avec son ami Jim Zeller, Jean Millaire accompagne ensuite le guitariste de Detroit Shakey Al, puis rejoint pendant huit mois les rangs d’Offenbach, en 1978, alors que le groupe vivote et défend dans les bars bruns de la province d’à côté les titres de son premier album en anglais, Never Too Tender. « J’avais proposé des idées de chansons à Gerry, mais il était réticent à essayer des nouvelles affaires. »

C’est durant les séances d’enregistrement d’À cheval donné on r’garde pas la bride de Stephen Faulkner que le bassiste Michel Lamothe lui propose de venir jeter une oreille à ce que son nouveau groupe, Corbeau, prépare en studio. Millaire en remplacera vite le guitariste, Rick Haworth, dont l’agenda débordait.

La chanteuse de Corbeau ? Une certaine Marjolène, avec qui Millaire avait déjà travaillé à la création d’une revue musicale de François Guy. « La première fois que je l’ai vue, elle avait l’air d’une secrétaire », se souvient-il, avec le même sourire discret qui lui irradiait parfois le visage pendant un solo.

« C’était normal, elle était secrétaire à Bois-de-Boulogne. Puis quand je l’ai revue, plus tard, elle portait un suit en léopard, elle avait ses grands cheveux frisés. Ç’a été le coup de foudre. »

Des solos bâtis comme des histoires

Chats sauvages, À bout de ciel, Provocante : réécouter le catalogue de Marjo, c’est constater à quel point plusieurs des accroches mélodiques de ses plus grands succès sont des accroches de six-cordes. Enfant du blues, Jean Millaire est un guitariste capable d’époustoufler, mais qui prête d’abord et avant tout allégeance à la chanson qu’il joue et qu’il faut servir.

Dans un solo de guitare, « il faut qu’il y ait un début, un milieu et une fin, ce n’est pas juste [il mime une cascade de notes stériles] puis on arrête. Il faut que tu partes en attaquant, puis ensuite que tu laisses de l’espace, pour que ça respire, et que ça finisse dans une apothéose ». « J’ai toujours bâti mes solos comme si je chantais, comme si je racontais une histoire. »

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Avec Marjo, en septembre 1998

Millaire fournissait généralement à Marjo une suite d’accords ou un riff, auquel elle conjuguait des paroles et une mélodie. Sa partenaire lui passait aussi parfois ses commandes. « Amoureuse, c’est Marjolène qui m’avait dit : “Fais-moi une musique dans le style Flashdance. » Je sais je sais, ça venait de Slave to Love [de Bryan Ferry]. Provocante, c’était un peu notre Hot Legs [Rod Stewart]. »

Après plus de 25 ans de collaboration, Jean Millaire et Marjo ont chacun pris leur chemin à la suite de la parution de Turquoise (2005), dernier album en date de l’iconique rockeuse. Le guitariste n’exclut pas que des retrouvailles musicales se produisent un jour, mais en doute, Marjo étant taraudée par une tonne d’angoisse à l’idée de pondre de nouveaux refrains. C’est qu’il existe une Marjo sensible, inquiète, aux antipodes de la femme intrépide et électrique qui apparaît lorsque les projecteurs s’allument.

« Il y a Marjo et il y a Marjolène, observe Jean. Marjo, c’est son personnage. Elle prend l’énergie du public et elle la transforme en quelque chose d’autre de plus grand, de plus beau. Avec Marjo, on ne sait jamais ce qui va arriver. »

« Mais moi, je ne l’ai jamais appelée Marjo. Je l’ai toujours appelée Marjolène. »

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