C’est à guichets fermés que Pro Musica a inauguré sa 75e saison, dimanche après-midi, à la salle Pierre-Mercure. Le prestigieux invité du jour nous a toutefois réservé des surprises pas toujours idéales.

La directrice générale de l’organisme, Suzanne Matte, était heureuse de voir sa plus grande salle depuis son arrivée à la tête de l’organisme, il y a six ans. L’assistance, fort enthousiaste, s’était déplacée pour entendre ce grand nom du piano qui jouait au Carnegie Hall de New York pas plus tard que mardi passé.

Fazil Say est un phénomène. Sa personnalité hors norme nous a valu, au disque, autant de réussites extraordinaires que de déconvenues. Car le pianiste turc a des conceptions musicales souvent singulières qui enchantent… ou font grincer des dents.

Tout a bien commencé avec cinq extraits du premier cahier des Préludes de Debussy joués en apesanteur, malgré les nombreux bruits venant du public (incessantes toux et même une alarme téléphonique dans la Cathédrale engloutie !) qui ont sérieusement grevé notre écoute.

Chacun des morceaux (outre la Cathédrale, Les sons et les parfums, La fille aux cheveux de lin, La danse de Puck et Minstrels) est réalisé avec une alchimie sonore et une souplesse rythmique confondantes.

Say, qui joue le tout enchaîné, est aussi beau à écouter qu’à regarder. Interrogeant le clavier le dos voûté, le musicien, dès qu’il a une main libre, fait son chef d’orchestre en signalant aux cordes du piano leurs différentes entrées.

À d’autres moments, on le croirait manipuler quelque thérémine alors qu’il agite les mains vers l’intérieur de l’instrument pour accompagner la vibration de tel accord.

Le célèbre Clair de lune de la Suite bergamasque du même compositeur ensorcelle encore autant, si ce n’est du crescendo avant la section centrale, un peu brusquée.

Soin du détail

Comme la présente saison de Pro Musica est placée sous l’égide du « Piano symphonique », Say avait inclus, en fin de première partie, la transcription par Liszt du Liebestod de Tristan et Isolde de Wagner, dont le comédien Éric Paulhus – ambassadeur de la saison – a lu le texte en français en début de concert.

Où est passé le soin du détail entendu dans Debussy ? L’interprète, qui outrepasse l’indication « commencé très modérément » du début, fait gonfler les voiles beaucoup trop vite, ce qui le mène à un climax tonitruant où les basses martelées sont du plus mauvais effet.

Mais ce n’était encore rien. Après la pause, l’attendue Sonate no 23 en fa mineur, op. 57, « Appassionata » de Beethoven, se révèle un véritable fiasco. D’abord du côté de la simple exécution, les scories étant légion.

Say aurait-il eu trop peu de cinq jours pour se plonger dans son nouveau programme (il jouait tout autre chose à New York) ?

Les choix interprétatifs ne l’aident guère, en particulier le troisième mouvement, un Allegro non troppo que le pianiste joue « prestissimo », ce qui ne lui laisse guère de munitions pour la section « presto » finale, qu’il fait au même tempo.

Si le mouvement central, joué assez allant, est nettement plus acceptable, avec même quelques idées intéressantes (main droite staccato dans la première variation), le premier mouvement avait déjà ce côté « cheval fou » qui allait tout faire capoter dans le finale, en plus d’un deuxième thème qui ne fait pas l’objet d’une caractérisation distincte.

L’avant-dernière pièce, la transcription par Liszt du Prélude et fugue pour orgue en la mineur, BWV 543, de Bach se tient nettement mieux, malgré des octaves parfois trop tonnantes à la main gauche dans la fugue (la partie de pédale à l’orgue).

Il faut également accepter une interprétation qui fait fi des développements musicologiques des dernières décennies en musique baroque. Oui, c’est du Bach revu par Liszt, mais quid du stylus phantasticus (genre d’écriture de style improvisé typique au tournant du XVIIIsiècle), si évident dans le prélude, et du rythme de gigue de la fugue, aucunement dansante avec l’invité du jour ?

Fazil Say a terminé son récital avec sa pièce Black Earth. Il y a des choses intéressantes, comme ce début et cette fin où le pianiste plonge ses mains dans le piano pour modifier le son des cordes, mais la section centrale, d’un style néo-romantique convenu, était nettement plus décevante, et mal intégrée au reste.

Les rappels offerts par le musicien, aussi de sa composition, étaient de la même eau, sauf son arrangement jazzy de la Marche turque de Mozart, qui a soulevé l’enthousiasme du public.