Il a été sacré «talent génial» par The Gazette, «virtuose foudroyant» par le Washington Post et même «héros» par le Los Angeles Times. Pourtant, le pianiste Alain Lefèvre n'a pas eu le succès facile. Issu d'une famille pauvre d'immigrés, celui qui a failli crever de faim à Paris à 18 ans joue aujourd'hui dans plus de 40 pays du monde. Il lance ces jours-ci son quatrième disque de compositions, Jardin d'images, dans lequel il remercie, à sa façon, ceux qui l'ont aidé.

«Moi, dans ma carrière, j'ai pas eu grand-chose. Je viens d'une famille très pauvre, je n'ai jamais eu de bourse... Je l'ai eu tough», lance le pianiste rencontré dans son appartement du Vieux-Montréal, fraîchement débarqué d'Europe la veille.

Car aujourd'hui, la carrière d'Alain Lefèvre va bien. Très bien, même. Il a reçu la semaine dernière, à l'Autre gala de l'ADISQ, son sixième Félix. Ses trophées sont sagement alignés sur le piano noir, au bout de la grande pièce envahie par la fumée de cigarette où le soleil entre à flots.

«Jardin d'images, c'est toutes mes souffrances», résume Alain Lefèvre en parlant de son dernier opus. Derrière toutes les chansons du disque se cache une histoire qui révèle un pan de la vie du pianiste. Et chaque pièce est dédiée à quelqu'un. «Pour moi, Jardin d'images, c'est un cri d'amour, dit-il. Aux gens que j'aime, au Québec, à ceux qui ont été bons pour moi, qui m'ont donné un coup de main...»

Celui qui est parti de loin tient à remercier ceux qui se sont trouvés sur son chemin. «Il y a des gens pour qui la carrière est facile. Moi, tout a été difficile. J'ai tout fait avec Jojo, pas à pas», dit-il en référence à sa femme, Johanne Martineau, avec qui il partage sa vie depuis 26 ans. «Alors, ma manière de dire merci, c'est de composer une pièce.»

Par exemple, Le panda magique est dédié à son ami André Desmarais, qui l'a aidé à percer en Chine. Un morceau particulièrement difficile, puisqu'il est joué sur les touches noires seulement. «Si je tombe sur une touche blanche, toute la pièce est fichue, dit le pianiste. Mais les Chinois l'adorent.»

La chanson Ville-Émard la belle, il l'a écrite en hommage au quartier où il a passé son enfance, pas toujours rose. Arrivé de France en bateau, à l'âge de 4 ans, le petit Alain a dû endurer les railleries de ses camarades. «Ma mère m'habillait comme un petit Français, on mangeait beaucoup d'ail chez nous et, en plus, j'étais pianiste. Alors vous pouvez imaginer que c'était un peu rock'n'roll, lance-t-il en souriant. Mais Ville-Émard reste quand même le premier quartier qui m'a accueilli.»

Il reste toutefois de la place sur Jardin d'images pour un peu de légèreté. La pièce Fafoune a été composée en hommage à sa chatte du même nom, grande, gracieuse et au poil particulièrement long. Son amie la romancière Chrystine Brouillet, une amoureuse des chats, a contribué à la pièce en sifflotant gaiement derrière l'air du piano.

Succès modeste

Alain Lefèvre a le succès modeste. Il se surprend encore de l'engouement suscité par ses disques de compositions et il l'avoue candidement: il n'a pas confiance en lui. «J'ai commencé le piano à 5 ans. J'ai joué du Beethoven, du Chopin, du Brahms... Alors, c'est certain que quand on se compare aux plus grands, on ne peut pas trouver ça bon, ce qu'on compose», dit-il.

Il a d'ailleurs consacré une grande partie de sa carrière à faire rayonner l'oeuvre d'André Mathieu, jeune prodige au destin tragique mort dans l'indifférence à l'âge de 39 ans. «Mathieu, c'était un grand génie, et on ne l'a pas écouté», déplore son plus grand défenseur. Un film de Luc Dionne consacré à la vie du virtuose, André Mathieu, le dernier des romantiques, sortira prochainement sur nos écrans. Alain Lefèvre y a enregistré toutes les pièces au piano.

Même s'il sait maintenant où il s'en va, Alain Lefèvre se souviendra toujours d'où il vient. «C'est sûr qu'aujourd'hui ma carrière est belle, mais je ne peux pas oublier. C'est pour ça que le plus important pour moi, c'est d'aider les jeunes», affirme le musicien. En 25 ans, il a rencontré plus d'un demi-million d'enfants partout dans le monde. Et il compte bien continuer, pour que les «petits papous», comme il les appelle, n'aient pas à se battre seuls comme il l'a fait.