Le pianiste Jean-Efflam Bavouzet s'amène pour la première fois à Montréal avec l'Orchestre National de France, dirigé par Daniele Gatti. Reconnu entre autres pour ses lectures brillantes et d'autant plus singulières de Bartok, Debussy et Ravel, ce virtuose en fin de quarantaine est ici invité à s'exprimer sur sa propre contribution pianistique et son rôle d'interprète.

Ravi de se produire chez nous, Bavouzet s'avère un homme charmant, volubile et d'autant plus généreux au bout du (sans) fil. On a tôt fait de découvrir un interlocuteur ouvert à toutes les période de l'histoire que couvre le répertoire pianistique sérieux et plus encore. Cet homme aime aussi parler de jazz moderne ou même de bossa nova!

En toute humilité, le virtuose nous prévient d'abord de la possible imperfection de sa performance dominicale.

«Vous savez, mes albums sont des ambassadeurs parfois trompeurs... Les oreilles des auditeurs s'attendent toujours à entendre au concert ce qu'ils ont entendu en disque, c'est-à-dire une perfection. Aujourd'hui, vous faites une fausse note en concert et on vous traite de tous les noms! Comme le dit Pierre Boulez, un concert est toujours un miracle, il peut tout s'y produire.»

Ceci dit, Bavouzet se dit très fier de ses enregistrements - sous étiquette Chandos depuis plusieurs années.

«Je m'y implique énormément. Non seulement en amont mais aussi aux étapes subséquentes de la réalisation. Un album doit être un produit parfait alors qu'un concert peut ne pas l'être. Je dirais toutefois que la compréhension de l'oeuvre évolue pour l'interprète; vous pouvez parfois jouer encore plus beau que ce que vous avez enregistré auparavant.»

Ce qui mène notre interviewé à définir son rôle d'interprète.

«Mon but ultime, c'est que l'oeuvre soit rendue dans sa plus grande vérité. Si le compositeur était dans la salle, il pourrait me taper sur l'épaule en me disant voilà, c'est ce que je voulais. Il serait satisfait de la manière dont j'ai rendu son oeuvre tout sachant qu'il n'y a pas une seule manière de la jouer. Même lorsque Ravel disait n'interprétez pas mes oeuvres, tenez-vous en au texte, n'en rajoutez pas, c'était une directive générale. Lui-même étant interprète, il savait bien que la même oeuvre sous les doigts de différents pianistes ne produit pas le même résultat.»

«Ainsi, de grands artistes comme le pianiste Sviatoslav Richter réussissent un paradoxe extraordinaire: on reconnaît leur style, leur patte, leur empreinte mais on a aussi l'impression d'être face à face avec l'oeuvre du compositeur qu'ils jouent. Une impression de transparence. donc. Un très grand interprète ne tourne pas la musique à sa sauce, à sa manière. Ça c'est facile! Un grand interprète  se met complètement au service de l'oeuvre c'est justement là que son jeu s'avère distinct, paradoxalement.

«Le but, renchérit Bavouzet, n'est pas de se distinguer en tant que pianiste ou interprète. Personnellement, j'ai beaucoup de réticences, je n'ai jamais fonctionné ainsi. Je peux toutefois comprendre l'existence de certains artistes qui veulent se distinguer de cette manière, je peux encore plus comprendre un certain public prendre plaisir à voir un musicien «faire ça différemment» et «changer tout». La nouveauté peut susciter un certain enthousiasme mais... Au bout du compte, je crois qu'il faut rester fidèle à l'oeuvre, tant que faire se peut.»

Bavouzet sait néanmoins les limites de cette fidélité :

«Comment pouvez-vous être sûr que le concerto qu'on va jouer à Montréal sera conforme à l'idée que s'en faisait Beethoven ? pose-t-il. Quelquefois, il y a très peu d'indications du compositeur sur la façon de jouer. On est quand même bien obligé d'habiller tout ça! Bien sûr, Debussy et Ravel, c'est beaucoup plus précis... Néanmoins, se conformer à l'oeuvre n'est pas de l'esclavage. C'est de humilité, sachant bien qu'on ne peut monter sur scène en s'excusant de sa manière de jouer.  On doit monter sur scène en étant absolument convaincu que c'est la seule et unique possibilité de jouer l'oeuvre! Il faut à la fois une énorme assurance et une énorme humilité.  Encore une fois, très paradoxal!»

Ce qui nous mène à la patte, la signature, l'empreinte de Bavouzet:

«Je suis particulièrement fier, par exemple, des enregistrements des concertos pour piano de Bartok -lancés en 2010- étiquette Chandos. J'ai l'intime conviction que Bartok serait content de les entendre. Ça paraît incroyablement arrogant de ma part mais... si je ne le pensais pas, pourquoi les aurais-je enregistrés ? En tant que Français, d'ailleurs, ce n'est pas évident de faire Bartok. Or, je me targue d'être hungarophile, d'autant plus que je vis avec une femme hongroise depuis 30 ans et que mes deux filles parlent parfaitement le hongrois. Et j'ai eu l'immense chance d'avoir rencontré parmi les plus grands musiciens hongrois de notre époque - le pianiste Zoltán Kocsis, le compositeur György Kurtág, etc.»

Certains spécialistes, par ailleurs, attribuent à Bavouzet une très grande singularité dans l'interprétation de Debussy. On le lui rappelle et sa réponse laisse deviner un haussement d'épaules:

«Très franchement, le son pour le son ne m'a jamais intéressé. Je n'ai pas du tout eu l'impression d'avoir accompli quelque chose de nouveau en ce sens. En fait, j'ai véritablement découvert Debussy très tard dans mon cheminement - j'avais la trentaine bien passée.  J'ai alors été foudroyé par cette musique! Tout ce que j'entendais de Debussy me mettait à la fois dans un état d'émotion intense et de frustration intense. Frustration, car je ne retrouvais pas l'émotion que je pensais devoir être contenue dans les interprétations pour piano de Debussy. Ainsi il y a eu de ma part un geste de nécessité, sans vouloir faire table rase avec les interprétations antérieures aux miennes. J'ai  recherché à la fois l'émotion et la clarté du jeu.»

En outre, notre interviewé se dit curieux de l'histoire entière de la grande musique pour piano. Il vient d'ailleurs de lancer un nouvel album de sonates pour piano de Franz Joseph Haydn - Haydn / Piano Sonatas, Vol.2, étiquette Chandos. Au delà de ses enregistrements, il dit puiser dans toutes les époques, du baroque à la musique contemporaine, de Haydn à Stockhausen et Boulez, en passant par Schumann ou Beethoven dont il a entrepris récemment l'enregistrement des sonates pour piano.

«Je suis un peu boulimique! Et il y a aussi le jazz et la bossa nova que j'adore depuis ma toute jeunesse. Dimanche dernier, par exemple, j'ai joué avec le fils de Baden Powell des thèmes de bossa que j'avais composés à 17 ou 18 ans.»

Et que dire de ce Concerto pour piano #3 en do mineur op.37 de Beethoven, ce pourquoi Bavouzet sera dimanche à la Place des Arts avec l'Orchestre National de France?

«C'est toujours celui qu'on joue qu'on trouve le plus beau! Ce troisième concerto est sublime pour sa force. Pour moi, il y a quelque chose d'opératique dans son deuxième mouvement - qui commence d'une manière si recueillie, presque un chant intérieur. Et tous ces changements d'humeur dans le premier et le troisième mouvement, c'est exceptionnel ! Et ce retour de l'orchestre à la fin du premier mouvement lorsque les timbales reprennent, absolument magique! Dans ce concerto, Beethoven a imaginé des rapports de force et de tonalité. Le piano n'y est pas toujours traité comme instrument soliste mais aussi comme instrument accompagnateur.»

Quant à ses rapports avec l'Orchestre National de France, le pianiste français les qualifie de «très amicaux».

«Il y a trois ans, cet orchestre a amorcé un cycle des concertos de Bartok et on m'a confié le premier, une oeuvre extrêmement difficile. C'était la première fois que je travaillais avec le chef Daniele Gatti et ça s'est tout de suite très bien passé. J'aime beaucoup sa direction. C'est un honneur pour moi que de tourner avec l'Orchestre National de France.»

Pour le public montréalais, en tout cas, mieux vaut tard que jamais. À la fin de la quarantaine, Jean-Efflam Bavouzet amorce enfin une relation avec les mélomanes d'ici. Les liens risquent d'être renforcés car le pianiste nous rendra nouveau visite avec l'OSM en 2013... et peut-être plus encore.

NOTE INFRA :

Avec l'Orchestre national de France, Jean-Efflam Bavouzet jouera dimanche le Concerto pour piano no3 en do mineur, op. 37 de Beethoven. Le concert démarre à 19h, salle Wilfrid-Pelletier.