Le nouvel opus du Français Jean-Louis Murat, Grand lièvre, dépeint une terre nostalgique. On y met en scène un narrateur qui voudrait se perdre de vue, se décaler d'un demi-ton. Grand lièvre évoque une paysannerie menacée par les mutations du présent. On y perçoit l'écho lointain du lyrisme amoureux et de la séduction courtoise. Qu'en dit Murat?

«Bob Dylan chante un pays qui n'existe plus et dont on se demande s'il a déjà existé. Cormack McCarthy parle aussi d'un monde qui n'existe plus. Dites donc, pourquoi n'aurais-je pas le droit ?  » soulève-t-il avant d'échapper un rire narquois. Loin de lui l'idée de se comparer mais...

Grand Lièvre, tout récent opus du chanteur français, est certes un album hanté par la disparition et l'effacement. Joint dans sa campagne auvergnate, il nous en cause en toute générosité.

«Récemment, j'ai montré à mes enfants Cheyenne Autumn de John Ford, le film qui avait inspiré mon album portant le même titre. Je me suis alors rendu compte que j'étais pétri de la même pâte qu'à l'époque de sa création- fin des années 80. Que je filtrais la réalité de la même façon. Encore maintenant, mes sujets sont des tribus décimées, des espèces menacées, des façons de vivre ou de penser en voie d'extinction. Même si intellectuellement ce n'est pas très progressiste, je n'en demeure pas moins un chanteur de la disparition. C'est ma marque de fabrique.»

L'effacement dont il est question dans Grand lièvre est aussi celui de la mémoire. Et pour cause.

«Dans le cercle familial assez proche, confie Murat, je me tape l'Alzheimer. Mon père en est atteint. Alors que mes plus jeunes enfants structurent leur mémoire, mon père est en pleine déstructuration de la sienne.  Parler à ton père qui te fait face et qui te dit qu'il a un fils sans le reconnaître, et puis aller chercher les enfants à l'école et les accompagner dans leurs devoirs. Ma vie a été un peu comme ça pendant l'écriture des chansons. Je me suis vu coincé entre ces deux réalités extrêmes.  Grand lièvre est sorti de cette situation très inconfortable.»

Assez inconfortable... pour en faire un éventuel projet!

«J'aimerais vraiment créer un album carrément là-dessus. Cette fois, je n'ai pas eu le courage, c'était trop difficile. Mais... il y a  là quelque chose de bouleversant et totalement original,  vraiment inexploité en art. Il y a lieu d'y réfléchir intensément.  Le sujet peut s'étendre, d'ailleurs, à d'autres pertes de mémoire : aujourd'hui, il y a l'Europe qui fait aussi sa maladie d'Alzheimer, qui oublie actuellement par où elle est passée. Étrangement aussi, les nouvelles technologies de l'environnement numérique me donnent l'impression d'amener quelque chose de mortifère; perte de la maîtrise, perte de l'attention... Les forces de mort prennent le dessus.»

On ne s'étonnera pas que JLM, artiste intransigeant s'il en est, ne possède pas de téléphone portable . Qu'il abhorre le mode de vie des mégapoles. On s'étonnera encore moins que le cadre littéraire de Grand lièvre soit rural.  «Je vis au coeur de la France, loin des villes.  Je trouve tous mes repères à la campagne et à la montagne. La ville ne m'apporte rien », tranche-t-il.

S'il se montre parfaitement capable d'épiloguer sur les thématiques de ses chansons neuves, il affirme en toute sincérité n'y avoir pas réfléchi avant d'en écrire les rimes.

«Je pense vaguement à cette idée de la disparition lorsque je fais un peu de promo. Mais, pour dire vrai, c'était dans l'inconscient. Il faut rappeler que la spontanéité et l'inspiration ne procèdent pas d'un jaillissement surréaliste. Moi, je suis beaucoup plus dans le dérèglement organisé. Je n'écris jamais dans un état normal, il me faut quelques... substances. Va imaginer Baudelaire ou Rimbaud écrire dans un état normal ! Disons-le, il faut chercher le surnaturel. C'est-à-dire un état qui sort du naturel.»

Comme c'est le cas depuis des lustres, le folk rock de Murat préconisé dans Grand lièvre est intemporel - guitare, basse, batterie, orgue, piano électrique, manipulations fines en studio. On en reconnaît les signes et les particularités, on en reconnaît mal l'époque. Cela étant, si les tempos y sont moyens ou lents, le temps de création y a été rapide, affirme le principal intéressé.

«Enregistrement rapide? Ben oui... il n'y a plus de pognon! On travaille vite, c'est un choix d'argent, notre rôle est d'en faire quelque chose de positif et de tonique, n'est-ce pas? Oui, on retourne aux années 60, et on va peut-être se rendre aux années 50 alors qu'on faisait l'album dans la journée! Et finalement... pourquoi pas?

«Les chansons que j'aime des autres, d'ailleurs, ont  surtout été faites rapidement. Dans ce qu'on préfère finalement de la culture rock, de cet univers qu'on aime, le temps est court. La vie des Beatles a été courte, n'est-ce pas ? Aujourd'hui, ce monde qu'on a aimé perd l'affaire car il essaie de se transposer sur un temps long. Dans l'industrie de la musique, cette fausse intensité est en train de nous exploser à la gueule, et faire exploser le métier. On peut dire bravo ! », lance-t-il en toute ironie.

«Alors, si tu es au coeur des choses, tu ne dois jamais cesser de créer. Peu de vie, peu de chansons. Beaucoup de vie, beaucoup de chansons.»