Quelles sont les oeuvres préférées de Claude Gingras? Notre critique musical, célèbre pour ses opinions parfois féroces, se livre ici, sans retenue ni snobisme. Et profite de l'occasion pour dévoiler les choix des lecteurs ayant répondu à son appel cet été. Que vous aimiez déjà la musique classique ou ayez envie de vous y initier, voici l'occasion de découvrir ce qui fait vibrer ces mélomanes.

Mon métier consiste le plus souvent à commenter des interprétations d'oeuvres, les unes connues, les autres moins, l'évaluation des créations étant beaucoup moins fréquente. Il est très rare cependant que je me permette d'écrire que j'aime beaucoup, ou pas du tout, une oeuvre en particulier, mon propos se limitant à dire comment l'oeuvre est rendue.

Aujourd'hui, on me demande d'établir mon propre palmarès: les oeuvres pour lesquelles j'ai une affection particulière. C'est le mélomane qui se confie, qui oublie son rôle de critique pour redevenir ce qu'il fut d'abord: un amateur de musique comme les autres.

J'ai d'abord fixé mon choix à cinq oeuvres. Ce nombre se révélant immédiatement trop restrictif, je suis passé à 10. Là encore, je me rends compte que la liste n'est pas vraiment complète. Mais il faut savoir s'arrêter. Ainsi, je m'aperçois que je n'ai pas pensé à Mozart, à Chopin, à Mahler, à Stravinsky, et pourtant, plusieurs de leurs oeuvres me comblent. Honte ! Je n'ai pas pensé non plus à Bach et à Wagner, dont je reconnais le statut de géants sans toujours vibrer à leur musique.

C'est ici qu'intervient ce qu'on appelle «l'objectivité». J'ai à commenter une interprétation de Bach ou de Wagner. Je m'y prépare, analyse et partition en mains, j'écoute, j'ai même l'impression d'aimer depuis toujours ce que j'entends, et puis... j'oublie. Parce que cette musique n'est pas vraiment proche de mon coeur.

J'ose le dire: j'aime à intensité égale certaines oeuvres un peu «kitsch» et certaines oeuvres parmi les plus «pointues» qui soient. Contradiction, dira-t-on. Mais l'être humain n'est-il pas lui-même une contradiction vivante, avec son mélange de bon et de mauvais, de positif et de négatif, de pour et de contre, de blanc et de noir?

Il n'y a pas d'ordre préférentiel dans les 10 oeuvres que j'ai retenues. Je les aime toutes au même degré. Et pourtant, la toute première qui m'est venue à l'esprit est la cinquième Symphonie de Chostakovitch. Sans doute parce qu'elle fait partie de ma vie. C'est la première musique «moderne» que j'aie entendue. J'avais 16 ou 17 ans et je faisais plusieurs soirs par semaine du «baby-sitting» pour mon frère aîné, qui avait une vie sociale très active et une bonne discothèque. Nous étions encore au 78-tours et j'écoutais, sans jamais m'en lasser, cette musique absolument troublante. Le seul enregistrement alors disponible était celui de Stokowski et le Philadelphia Orchestra, réalisé en 1939. Beaucoup plus tard parurent, en 33-tours puis en compact, les différents enregistrements de Mravinsky et le Philharmonique de Leningrad, créateurs de l'oeuvre en 1937.

Au collège, nous avions une sorte de cours d'initiation musicale. Un jour, j'y avais apporté le lourd (et fragile) album de Stokowski. J'entends encore notre «professeur», un vénérable abbé, s'écrier, épouvanté: «Voilà la musique de l'enfer! Elle a été composée par un communiste!» En fait, l'abbé n'avait pas complètement tort. Cette musique sauvage décrit bien la terreur du régime stalinien. Mais il s'agit avant tout d'une oeuvre dont les quatre mouvements sont passionnants à écouter.

Je serai plus bref pour mes autres choix. J'ai mes réserves sur le baroque et sur le contemporain: trop d'uniformité dans le premier cas, trop de complaisance dans le second. Oui, mes préférences vont en bonne partie au répertoire romantique. En même temps, j'ai cette chance d'aimer à un égal degré la musique symphonique, la musique de chambre, l'opéra et la mélodie, quatre genres que le critique rencontre quotidiennement.

Voyons d'abord l'opéra. Une douzaine de titres, au moins, se bousculent dans mon esprit, mais il en est un que je ne saurais ignorer: Pelléas et Mélisande, de Debussy, mystérieux drame intemporel en déclamation chantée et sommet absolu de raffinement.

Je ne suis pas un «pianiste manqué» - reproche qu'on fait souvent au critique -, mais le hasard veut que trois oeuvres de mon palmarès soient pour piano seul: la Sonate op. 106, dite Hammerklavier, la plus longue et la plus difficile (d'écoute comme d'exécution) du corpus complet des 32 Sonates de Beethoven, et ces deux inépuisables chefs-d'oeuvre romantiques que sont la Fantaisie op. 17 de Schumann (dédiée à Liszt) et la Sonate en si mineur de Liszt (dédiée à Schumann).

Les concertos maintenant. Je sais qu'il en existe de plus grands que ceux que j'ai choisis - le quatrième pour piano de Beethoven, par exemple, ou les deux de Brahms -, et pourtant, mon affection va à des oeuvres jugées mineures, voire «kitsch». Je ne le cache pas: j'adore le deuxième Concerto pour piano de Saint-Saëns, à la fois atrocement difficile à jouer et rempli d'un humour qui a aussi sa place en musique dite «classique», et le premier Concerto pour violon de Bruch, qui fait chanter l'instrument soliste comme aucun autre concerto ne le fait.

En musique de chambre, du «kitsch» encore... et tant pis si cela choque! Je reconnais la dimension prophétique des derniers Quatuors de Beethoven, pour ne nommer que ceux-là, mais il est une oeuvre dont la richesse et l'invention mélodiques me semblent nouvelles à chaque audition: le Trio pour piano, violon et violoncelle de Tchaïkovsky.

Bien que je ne sois pas un mordu de musique chorale ou de musique sacrée, je fais exception pour une oeuvre qui appartient à ces deux genres et qui, pour moi, remplit deux fonctions. C'est le Requiem de Verdi, qui me fait vibrer sans doute parce qu'il est proche de cet autre genre, l'opéra, où je me sens très à l'aise.

Et la dixième oeuvre? Ici encore, on parlera de contradiction. Je pourrais nommer 10, 20 compositeurs que j'aime au plus haut point, et deux encore plus que tous les autres: Chostakovitch et Bruckner. Et si j'avais à choisir entre les deux, ce serait Bruckner. Parce qu'il m'apporte ce que Chostakovitch ne m'apporte pas: la paix... Écoutez la quatrième Symphonie, celle qu'il a lui-même sous-titrée Romantique, et vous comprendrez pourquoi.

 

Liste des oeuvres

CHOSTAKOVITCH

Symphonie no 5, en ré mineur, op. 47 (1937)

DEBUSSY

Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes (1902)

BEETHOVEN

Sonate no 29, en si bémol majeur, op. 106 (Hammerklavier) (1819)

SCHUMANN

Fantaisie en do majeur, op. 17 (1836-38)

LISZT

Sonate en si mineur (1852-53)

SAINT-SAËNS

Concerto pour piano no 2, en sol mineur, op. 22 (1868)

BRUCH

Concerto pour violon no 1, en sol mineur, op. 26 (1866)

TCHAÏKOVSKY

Trio en la mineur pour piano, violon et violoncelle, op. 50 (1881-82)

VERDI

Messa da Requiem (1874)

BRUCKNER

Symphonie no 4, en mi bémol majeur (Romantique) (1874-1880)