Dire que la création du premier chapitre de la Tétralogie de Wagner signée Robert Lepage était très attendue hier au Metropolitan Opera de New York relève du plus joyeux euphémisme. Le metteur en scène québécois succède à Otto Schenk, dont la production a fait salle comble sur salle comble pendant près de 25 ans.

Le Ring de Schenk était naturaliste à l'excès, une histoire bien racontée, sans fantaisie, comme si le metteur en scène avait voulu faire abstraction de la démesure de cette saga baignant dans la mythologie. Lepage, dont la réputation de faiseur d'images s'était confirmée pour les habitués du Met avec sa Damnation de Faust, il y a deux ans, risquait gros. Le prestigieux Met et son directeur général Peter Gelb avaient encore plus à perdre.

On verra bien quel sort l'Histoire réservera au Ring de Lepage et à son prologue Das Rheingold qui l'a lancé hier. Mais à en juger par la réaction de ce public de première, qui avait hué à pleins poumons Tosca il y a un an, il a gagné son pari. Les rares cris de désapprobation, qu'on redoutait de la part de la frange plus conservatrice des habitués du Met, ont été noyés dans une déferlante de chauds applaudissements et de bravos. Pour tout dire, Lepage a presque été aussi acclamé que les principaux chanteurs, la plus forte claque étant réservée au maestro James Levine, directeur artistique du Met, dont les maux de dos ont fait craindre qu'il doive prendre une retraite prématurée. Comme en plus, Levine célèbre cette année ses 40 ans au Met...

Mais revenons à Lepage. On a beaucoup parlé de la scénographie, de cette énorme machine de laquelle Lepage tire presque tous les éléments de son décor. Sur le plan visuel, il y a eu quelques moments d'anthologie. Quand les 24 planches amovibles se soulèvent et forment une spirale qui deviendra l'escalier que descendront Wotan, le dieu suprême, et Loge, le demi-dieu maître du feu, pour accéder au Nibelheim, où vivent les nains forgerons, on reste un peu bouche bée, devant un autre de ces flashs dont Lepage a le secret. L'impact n'est pas moins fort quand la fantomatique Erda apparaît comme en songe pour dissuader Wotan de garder l'anneau d'or qui porte malheur.

Mais ce n'est pas ce qu'on retient d'abord de ce Das Rheingold. Malgré les projections et la technologie qui le sert bien, Lepage s'est presque fait discret, se mettant au service de Wagner et de son histoire fantastique. Il y a ça et là quelques moments plus fantaisistes, comme quand les personnages glissent sur les planches en pente pour atterrir sur scène, mais chaque fois, le public rit d'un rire entendu qui témoigne de sa connivence. Lepage en fait son complice en ne gommant surtout pas la théâtralité de son travail : le monstre en lequel se transforme Alberich grâce à son heaume magique, à mi-chemin entre un serpent géant et un dragon, est une espèce de marionnette géante, dont on aperçoit à dessein les manipulateurs.

Pendant deux heures et demie, le public se laisse emporter par l'histoire que raconte Lepage, très bien défendue par une distribution de qualité. Le baryton-basse gallois Bryn Terfel est solide de bout en bout, mais c'est l'Américain Eric Owens qui lui vole la vedette avec un Alberich costaud qui n'a vraiment rien d'un gnome. On remarque aussi son compatriote Richard Croft qui, s'il ne s'impose pas par la puissance de sa voix, compose un Loge beaucoup plus théâtral que les autres personnages.

Finalement, c'est en étant très fidèle à l'esprit et à la lettre de l'oeuvre monumentale de Wagner que Lepage a étonné. Et qu'il a fort probablement gagné son pari.,