«C'est très rare que quelqu'un nous appelle pour célébrer la culture», avoue candidement Geoffrey Molson. Le moins qu'on puisse dire, c'est que le concert que donneront Kent Nagano et l'Orchestre Symphonique de Montréal dans un entrepôt de la brasserie Molson Coors samedi prochain, avec la complicité du festival de musique électronique Mutek, a de quoi étonner. Petite histoire d'une idée originale.

Kent Nagano et Geoffrey Molson ont ceci en commun que ce sont deux hommes très occupés. L'OSM et Molson ont dû faire des petits miracles pour les réunir jeudi dernier, juste le temps de prendre les photos qui illustrent cet article. Quinze minutes plus tard, le chef d'orchestre filait en direction de la salle Wilfrid-Pelletier pour une répétition matinale et le propriétaire du Canadien, ambassadeur très actif de la brasserie que son ancêtre John Molson a fondée en 1786, prenait l'avion en direction de Toronto où aurait lieu en soirée le match d'ouverture de son équipe contre les Maple Leafs.

C'était la première fois que messieurs Nagano et Molson se rencontraient depuis qu'a été lancée, le printemps dernier, l'idée étonnante de tenir un concert de l'OSM dans un entrepôt de la brasserie Molson de 22 h à 3 h du matin, le 16 octobre. Ils n'avaient pas eu l'occasion d'en discuter entre eux, pas même au téléphone. En fait, ils ne s'étaient croisés que deux fois auparavant: pour une photo au concert célébrant le Canadien au Centre Bell, en avril 2008, puis lors du Bal annuel de l'Orchestre dont Geoffrey Molson était le coprésident d'honneur, en mai dernier. C'est donc par personnes interposées qu'ils ont préparé le concert-happening, mi-classique, mi-électronique, qui aura lieu samedi prochain dans le grand entrepôt de Molson, rue Notre-Dame, à l'ombre du pont Jacques-Cartier.

Pendant cette brève séance de photos, le ton de leur conversation était amical et détendu. Quand Nagano s'est étonné de voir le logo de Heineken sur un baril de bière, Molson lui a expliqué que la brasserie montréalaise distribuait la bière néerlandaise. «Eh bien, vous faites de bonnes affaires avec moi!» a répondu le chef d'orchestre dans un large sourire.

Même s'ils se connaissent peu, les deux hommes ont fait bonne impression l'un sur l'autre. «C'est quelqu'un qui a beaucoup d'énergie tout le temps, dit Geoffrey Molson du chef d'orchestre. Il connaît son monde, sa communauté, il est tombé en amour avec notre province, et, en particulier, de Montréal et du Canadien. La passion se lit dans son regard, il est très authentique.»

Kent Nagano lui renvoie l'ascenseur sans se faire prier: «C'est un leader dont la vision va plus loin que sa propre entreprise. Et dans le cas qui nous occupe, on voit bien que c'est quelqu'un d'assez ouvert, prêt à essayer des choses jamais faites auparavant.»

Deux institutions

Kent Nagano a toujours insisté sur la nécessité de liens solides entre l'orchestre, les institutions et la communauté d'affaires de Montréal. Geoffrey Molson n'était donc pas vraiment surpris de la proposition du maestro.

«Il n'y a pas beaucoup de monde qui pense comme lui, dit-il. Au début on trouve l'idée bizarre, mais plus on y pense, plus on comprend le concept de Kent Nagano qui célèbre les grandes institutions historiques à Montréal et plus on est fiers qu'il nous ait choisis en premier. Nous ne nous considérons pas comme la compagnie la plus importante, mais certainement comme celle qui a le plus d'héritage et de longévité au Québec. Molson fêtera son 225e anniversaire l'année prochaine et on voit ce concert comme le début des célébrations.»

Kent Nagano, lui, compare Molson au Canadien, deux marques, dit-il, qui sont indissociables de la Ville de Montréal. Pourtant c'est d'abord pour des considérations architecturales que le chef d'orchestre a lancé l'idée d'un concert dans le vaste entrepôt de la brasserie. «Je suis fasciné par la perspective architecturale de Montréal et ses nouveaux immeubles spectaculaires et très dramatiques, mais j'admire surtout les anciennes façades dont celle, majestueuse, de la brasserie Molson», dit-il. Il se passionne également pour la minoterie Five Roses où, malgré d'importants défis techniques, il ne renonce pas à tenir un autre de ces «concerts éclatés» qu'il va lancer chez Molson.

«En Allemagne (NDLR: où Nagano a dirigé un orchestre à Berlin puis à Munich), on a l'habitude de jouer une très grande oeuvre d'un répertoire familier dans un lieu et à une heure inhabituels, rappelle le maestro. Pourquoi ne pas exploiter quelques-uns des lieux historiques très spéciaux de Montréal en amenant l'orchestre y jouer une oeuvre très connue pour voir si on peut lui donner une autre sorte de perspective et peut-être même y attirer un public qui n'est jamais venu à la Place des Arts mais qui serait intéressé à investir ces lieux? Je suis très heureux que l'OSM se soit emparé de cette idée.»

Le chef estime même que ces usines et entrepôts d'une autre époque sont intéressants pour l'auditeur en raison même de leur dimension. Il donne en exemple le grand festival de piano de la Ruhr où on donne à l'occasion des récitals au beau milieu de machines qui ne servent plus: «Au plan acoustique, l'expérience est fascinante et visuellement, on place la musique dans un autre décor. Parfois, ces grands espaces ne sont pas toujours pratiques à cause la lumière, de l'acoustique, du bruit des machines... Mais chez Molson, les conditions sont réunies pour qu'il y ait une rencontre artistique.»

Il faut savoir que ce vaste entrepôt est toujours utilisé et qu'il contient des milliers de caisses et de barils de bière. Pour le concert, on n'en utilisera qu'une partie qui pourra accueillir un peu moins de 2000 spectateurs. Des chaises seront installées pendant la partie classique du programme et le plancher sera libéré pendant l'entracte avant le volet électronique. «On ne veut pas trop maquiller l'entrepôt parce que le concept du maestro, c'est vraiment que ça se passe dans un véritable entrepôt industriel», explique Marie-Hélène Lagacé, directrice du marketing chez Molson Coors.

«Les jeunes n'écoutent pas nécessairement souvent de la musique classique, constate Geoffrey Molson. Moi-même, je l'apprécie, mais je ne suis pas un grand amateur. Si j'avais le temps, j'irais beaucoup plus souvent au concert, mais j'ai quatre jeunes enfants à la maison et 82 matches du Canadien par année... Mais ça m'intéresse depuis que mes parents m'amenaient au concert quand j'étais jeune. Ça devrait être une belle expérience pour un jeune de 18 ans.»

La soirée est d'ailleurs commanditée par la Molson M, qui vise un jeune public, et chaque billet donnera droit à deux bières.

Un volet électro

L'Allemagne est évidemment un terreau important de la musique électronique. Pour Nagano, le coeur du concert est la Symphonie no 1 de Mahler, dite Titan, mais il est curieux de voir comment la puissance de la révolution industrielle, incarnée par l'architecture de l'entrepôt, va se marier avec la musique électronique du Suisse Thomas Fehlmann et du duo berlinois Substance & Vainqueur, qu'on nomme également Scion.

L'idée d'associer le festival Mutek à cet événement est venue de son équipe de l'OSM, explique le chef: «Quand j'ai proposé de présenter Boulez et Mahler dans un contexte inhabituel et d'inviter différentes générations à découvrir un lieu montréalais bien connu mais rarement visité, mes collègues ont dit «oui, bonne idée, et en plus on va plonger dans le XXIe siècle!» C'est un bon exemple d'un travail d'équipe qui accouche d'une idée encore plus audacieuse que celle de départ.»

L'OSM a lancé l'idée à Mutek en juin dernier, mais le festival montréalais avait déjà manifesté son intérêt pour une collaboration avec l'orchestre un an plus tôt, raconte le fondateur de Mutek, Alain Mongeau. «On voulait faire travailler l'orchestre au complet avec des musiciens électroniques, mais c'est le genre de chose qui se prépare un an ou deux d'avance, explique Mongeau. Comme c'est la rencontre de deux univers, le classique et l'électronique, on tenait à ce qu'il y ait une intersection réelle entre les deux.» D'où l'idée de faire interagir pendant 25 minutes, tout de suite après l'entracte, quelques musiciens de l'OSM avec Thomas Fehlmann.

À son tour, Mutek a recruté des collaborateurs fréquents, les vidéastes montréalais Baillat Cardell et fils, pour habiller les murs de l'entrepôt de leurs projections. «Si on a fait appel à Mutek, c'est qu'on veut notre signature et un certain savoir-faire qu'on déploie à chaque festival, dans chaque événement qu'on fait, dit Alain Mongeau. Chaque fois, on essaie de créer une expérience d'immersion sonore et visuelle la mieux réussie.»

S'il sent dans ce partenariat la volonté de l'OSM de se rapprocher d'un public plus jeune, Mongeau y voit aussi une occasion d'intéresser un autre public à Mutek: «Le meilleur exemple, c'est Sébastien Almon, le chef des opérations artistiques de l'OSM, qui nous a contactés. Il ne connaissait pas Mutek avant cette année et il est allé à une de nos soirées au Métropolis. Il en est sorti complètement renversé, même qu'il s'en voulait de ne pas être venu nous voir plus tôt. Si quelqu'un de l'OSM a fait cette découverte, il y a probablement tout un public qui ne s'est jamais intéressé à Mutek et qui pourrait être séduit par ce qu'on fait.»

Cette association OSM-Mutek chez Molson frappe l'imagination et fait beaucoup jaser autant du côté des habitués de Mutek que d'un public plus large, constate Alain Mongeau. Aura-t-elle des suites? «Les concerts éclatés, c'est une série et quand on nous a approchés, il y avait l'idée de faire une deuxième soirée pendant la Nuit blanche, en février prochain. Nous étions tellement absorbés dans la réalisation de la soirée du 16 octobre que nous n'en avons pas rediscuté. Mais le dialogue existe maintenant; on avait déjà envie de faire des trucs avec l'OSM et on espère pouvoir les réaliser.»

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Les Concerts OSM éclatés, à la brasserie Molson Coors, à l'ouest du 1320, rue Notre-Dame Est, le samedi 16 octobre, de 22 h à 3 h. Billets au coût de 25 $ (plus taxes et frais de service).

Le programme

> Messagesquisse de Pierre Boulez - des violoncellistes de l'OSM

Kent Nagano: «La féroce énergie mécanique dans le Boulez va aller très bien avec les grosses machines de Molson.»

> Symphonie no 1, dite Titan, de Gustav Mahler -  l'OSM

Kent Nagano: «La grandeur de la symphonie Titan s'accorde très bien avec la puissance dramatique de l'architecture de l'entrepôt.»

ENTRACTE

> Thomas Fehlman avec un quatuor à cordes et des percussionnistes de l'OSM

Alain Mongeau: «On peut presque parler d'un remix. Les musiciens de l'OSM vont jouer un extrait de la Symphonie de Mahler que Fehlmann va échantillonner en ajoutant un traitement électronique. Puis Fehlmann va jouer une de ses compositions à laquelle les musiciens vont ajouter une couche instrumentale.»

> Thomas Fehlmann solo

Alain Mongeau: «Fehlmann est assez accessible. Sa musique va venir chercher les gens de façon progressive. Deux univers se rencontrent et on ne voulait pas que ça soit trop contrasté.»

> Lance & Vainqueur (Scion)

Alain Mongeau: «Dans la même lignée que Fehlman, une musique très porteuse d'ambiance, avec le beat en arrière-plan. Ils viennent de la scène électronique du Berlin des années 90 et leur musique a une résonance qui se prête bien au fait que ça se passe dans un entrepôt.»

Photo: Alain Roberge, La Presse