Trois ans après son premier passage à Montréal, Fabrice Luchini sera de retour sur les planches du Monument-National pour présenter son one man show littéraire, Le point sur Robert, un autre grand succès en France, que d'aucuns considèrent comme son meilleur spectacle. Drôle et cérébral, est-ce possible ? Tout est possible quand on sait chauffer les planches comme Luchini.

C'est le Québec ? Ah, quelle merveille ! Je m'assois et on attaque ?

Entre un au revoir à un ami et l'essayage d'un costume pour le prochain film de François Ozon avec Gérard Depardieu et Catherine Deneuve, Fabrice Luchini accorde cette interview par téléphone d'un hôtel en France, dans une chambre qui semble bourdonner d'activités. « Je viens d'apprendre que j'ai 37 de longueur de manche et 150 de jambe. Et le sexe, je ne peux en parler, parce qu'on ne le met pas en cause... «

 

Alors on attaque par cette question : Quel est votre rapport au téléphone ?

C'est que, dans le spectacle Le point sur Robert, il s'agit d'une question cruciale que pose Roland Barthes, le célèbre sémiologue, au jeune Fabrice Luchini tétanisé devant cette star de l'intelligentsia, le seul qui semble avoir aimé sa performance dans le film Perceval le Gallois d'Éric Rohmer, massacré par la critique.

« Bien joué ! répond l'acteur, avant de recourir à ses textes. « Moi, mon rapport, ça va... Barthes cite Freud en disant que Freud n'aimait pas le téléphone, car il trouvait que c'était la cacophonie, lui qui pourtant aimait écouter. Barthes, lui, il avait un très mauvais rapport au téléphone. Il dit que c'est la voix qu'on voudrait retenir et qui va s'en aller... La voix du fading. «

C'est un peu comme ça qu'on se sent avec Fabrice Luchini au bout du fil. On ne sait jamais où et quand il va s'en aller. Ses envolées lyriques ou enflammées sur les plateaux de télé en France sont célèbres et considérées comme du cabotinage de haut niveau. Car, fait étonnant pour un acteur, c'est bien plus à la scène qu'au cinéma qu'il doit sa renommée, lui qui a remis au goût du jour les lectures publiques, en lisant Céline, Nietzsche ou Baudelaire. Souvent imité par des collègues, jamais égalé. « Ce n'est pas de la fausse modestie, mais jamais je n'aurais imaginé ce succès en adaptant Voyage au bout de la nuit de Céline au théâtre - puisque je l'ai joué 15 ans - ni toutes les questions soulevées par les problèmes de l'oeuvre transformée en dramaturgie. Qu'est-ce que c'est, un acteur qui s'empare d'un texte, qui a sa propre musicalité, ses propres secrets, sa propre dimension... «

Et soudain, il hurle dans le combiné : « QU'EST-CE QUE C'EST UN ACTEUR FACE À ÇA ? Pour ne pas débaucher, comme dit Valéry, pour ne pas réduire un texte qui est plus grand que lui ? «

« Alors ça, ça a été 20 ans de ma vie comme questionnement. Dès qu'un acteur s'empare d'un texte, obligatoirement, il ne peut que le réduire parce qu'il faudrait obtenir quelque chose d'impossible, c'est-à-dire l'impersonnalité. «

Comment en savoir plus sur Robert

Étonnante réflexion de la part d'un homme à la personnalité aussi flamboyante. Et pourtant, oui, Fabrice Luchini a un côté très secret. On ne le voit pas dans la presse people et on en connaît très peu sur sa vie intime. On ne lui connaît pas d'amour stable, mais on sait qu'il a une fille.

Né Robert Luchini, il a grandi dans une famille modeste, élevé par une mère qu'il adore et qui le place à 13 ans comme apprenti dans un salon de coiffure où il sera rebaptisé Fabrice. Sa culture, il la construira en autodidacte. C'est en le voyant avec un livre de Nietzsche à la main qu'Éric Rohmer aura le coup de foudre pour ce jeune interprète avec qui il collaborera dans plusieurs films. Un épisode de sa vie qu'il raconte dans Le point sur Robert.

Car la particularité de ce nouveau spectacle est qu'il a été écrit à moitié par Fabrice Luchini, qui s'y dévoile un peu plus qu'à l'habitude. C'est pourquoi il le considère en partie comme un one man show. « Vous connaissez ça, au Québec, puisque c'est vous qui avez amené ça. Vous avez amené la peste, comme dit Freud ! Qu'est-ce que vous nous avez envoyés comme comiques solitaires, oh putain, on n'en peut plus ! Mais il ne faut pas être méchant, il y en a de très bons. Ce que je veux dire, c'est que ce spectacle-là est une tentative de respect absolu des écrivains dont je parle, entremêlé de mes expériences personnelles en tant qu'individu. C'est un spectacle qui mêle ma vie et les auteurs. «

Le point sur Robert est une expérience qui se vit comme les montagnes russes. Il faut être un peu fou pour imposer des textes de Paul Valéry, Chrétien de Troyes ou Roland Barthes, des auteurs qui ne sont pas réputés faciles. N'importe qui d'autre, avec une telle affiche, aurait fait fuir l'auditoire. Fabrice Luchini en est bien conscient et il s'en amuse, introduisant des pauses sous forme de longues anecdotes hilarantes. Sa rencontre avec Rohmer, la première de Perceval le Gallois avec tout le gratin parisien, son rendez-vous avec Roland Barthes... Tout cela pour nous faire passer la pilule de textes complexes qu'il sait rendre à merveille. « Ça demande au spectateur un mélange entre une très grande concentration et un très grand soulagement, par le rire. C'est un spectacle qui alterne entre la supériorité absolue de la grande littérature et tout ce qu'elle provoque comme réflexion, et l'amusement le plus organique de mes petites histoires parallèles aux oeuvres immenses. «

Un ami fervent du Québec

Il aura fallu presque dix ans à Gilbert Rozon pour convaincre Fabrice Luchini de présenter ses lectures à Montréal. Il n'a pas regretté son passage au Québec en 2006, loin de là, puisqu'il est de retour trois ans plus tard. « Parce que c'est mon devoir, lance-t-il, solennel, en affirmant être devenu un «fou du Canada». Le plus beau compliment que j'ai eu dans ma vie vient de votre ancien premier ministre (Bernard Landry). Il m'a dit : «Vous savez, pour être là et comprendre ce que vous dites, il a fallu plusieurs siècles de résistance de notre part, et la preuve qu'on a eu raison, c'est qu'on est là ce soir et qu'on comprend toutes les nuances de votre langue géniale.» C'est un compliment qui dépasse mon ego. Que les Québécois aient comme ferveur et résistance l'amour de cette langue au milieu de l'Amérique du Nord, matérialiste et effrayante de pragmatisme, qu'il y ait eu un peuple qui arrive de Bretagne, de Vendée ou de je ne sais où et qui a voulu garder cette langue... Un acteur qui aime la langue française ne peut pas ne pas être là ! «

Il sera là, dès demain, et pour une douzaine de représentations pratiquement ininterrompues. Un véritable lecteur-athlète de 30 ans de métier dont on observera avec fascination la performance.

Le point sur Robert de Fabrice Luchini, du 13 au 27 septembre au Monument-National.

 

Fabrice Luchini lira...

PAUL VALÉRY (1871-1945)

Poète, philosophe, écrivain, Paul Valéry aura consacrée son existence à « la vie de l'esprit «, qu'il a notamment consignée dans des carnets. Dans son oeuvre gigantesque, on lui doit entre autres La soirée avec Monsieur Teste, Le cimetière marin, Regards sur le monde actuel, Notre destin et les lettres...

« Le point sur Robert est né d'une phrase de Paul Valéry. Je me promenais, j'étais tombé amoureux d'une fille, et j'étais dans un de ces états de complète intensité anxiogène. En ouvrant un livre chez un bouquiniste, il était écrit: « Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications. « Cette phrase m'a tellement fasciné, et je me suis dit: et si l'acte de résistance contre la bêtise, l'acte de citoyenneté le plus suprême n'était pas d'imposer dans un spectacle de deux heures un quart d'heure de Paul Valéry, de pure intelligence? «

CHRÉTIEN DE TROYES

Poète français du XIIe siècle, il considéré comme l'un des premiers auteurs de romans de chevalerie, inspirés de la légende du Roi Arthur et de la quête du Graal. Dans son spectacle, Fabrice Luchini raconte comment Éric Rohmer a traduit les quelque 9000 vers de son oeuvre en langue d'oïl pour l'adapter au cinéma dans Perceval le Gallois. Une adaptation libre (et chantée) qui en a rebuté plus d'un... D'ailleurs, Fabrice Luchini chantera plus qu'il ne lira le texte!

ROLAND BARTHES (1915-1980)

Sémiologue et écrivain français, il fut une véritable star intellectuelle à son époque. Le monde littéraire lui doit des essais importants comme Le degré zéro de l'écriture, S/Z, Système de la mode, Le plaisir du texte, et son plus populaire, Fragments d'un discours amoureux, dont Fabrice Luchini nous lira quelques extraits. Éreinté par les mauvaises critiques de sa performance dans Perceval le Gallois, Fabrice Luchini lit un texte élogieux de Roland Barthes dans Le Nouvel Observateur et se précipite au Collège de France pour le rencontrer. Il obtiendra un rendez-vous dont le récit est l'un des moments d'anthologie du Point sur Robert.

«C'est vraiment comme ça que ça s'est passé. Il avait dit du bien du film de Rohmer, il m'avait trouvé très mignon et invité chez lui. Tout ce que je raconte est totalement vrai. Je me demande d'ailleurs quel équivalent cela aura à Montréal...»

AINSI QUE MOLIÈRE, FLAUBERT ET RIMBAUD.....