«En 40 ans de métier, je n'ai jamais vu de performance équivalente, dit le producteur Gilbert Rozon. Et je me dis que je ne peux pas me tromper. Je n'ai pas rêvé. Le succès phénoménal de Gregory Charles au Québec ne peut pas ne pas se reproduire en France. Est-ce que le déclic se fera en deux semaines, en 10 mois? Je ne sais pas, mais je suis sûr qu'il se produira. Ça me rappelle le moment où j'avais lancé le transformiste Arturo Brachetti à Paris. C'était très difficile à expliquer aux journalistes: les gens ne comprenaient pas de quoi il était question. C'était difficile à vendre. Finalement, il a joué trois ans à guichets fermés près des Champs-Élysées.»

Rozon y croit. Et de toute évidence, il a mis le paquet pour la mise en orbite de Gregory Charles. Le samedi 3 octobre, au très vieux et magnifique théâtre Dejazet, rénové en 1976: une salle à l'italienne ouverte sous Napoléon III, et qui trônait sur cette rue des théâtres populaires surnommée le «boulevard du Crime».

Une salle remplie plus qu'à moitié: environ 250 spectateurs pour une capacité de 500. L'orchestre est convenablement occupé, et les balcons dégarnis. Léger changement d'échelle pour un artiste qui, comme le dit Rozon, «a vendu 500 000 billets à Montréal en 13 ans». Ou, comme le dit le principal intéressé après le spectacle, a «rempli 43 fois le Centre Bell». Mais qu'importe: «Je trouve cette salle formidable, dit Gregory Charles, et je suis aussi passionné que devant 15 000 spectateurs montréalais. C'est mon cinquième soir ici, et on ajuste le show. Il y a 250 personnes ce soir. Il y en aura 400 dans deux ou trois jours.»

Une chose est certaine: les spectateurs qui viennent jusqu'au Dejazet en ressortent enchantés. Et, semble-t-il, en parlent autour d'eux. Certains reviennent en amenant des amis. Le spectacle, qui devait se terminer vers 22h, se prolonge en fait jusqu'à 23h, car les gens, après chaque dernière demande spéciale, en redemandent. «Et vous connaissez Gregory, me dit une attachée de presse de Juste pour rire: quand il a le contact avec le public, il ne veut jamais s'arrêter.»

Pour son aventure française, Gregory Charles a modifié son spectacle. Ou plutôt lui a rajouté une courte première partie inédite d'environ une demi-heure: un enchaînement de récits et de pots-pourris, où il entreprend de se présenter à un public français qui ne sait rien de lui. Il parle de lui, de son père, un grand Noir anglophone qui épouse une petite Québécoise fort énergique et décidée: «Son grand-père était petit-fils d'esclave, plaisante-t-il. Mon père, lui, a décidé de renouer volontairement avec l'esclavage, mais conjugal.» Il parle de son enfance à Montréal, de ce pays à la fois anglophone et francophone, où il y a des Noirs et des «moitié-moitié».

Il évoque les musiques qui ont marqué ses 12 ans, puis ses 18 ans: l'occasion de donner un aperçu de ses talents d'interprète. Le souvenir de son grand-père le met sur la piste du gospel. «À Montréal, me dit-il, ça n'aurait aucun sens que je raconte ma vie. Mais à Paris, ça n'aurait aucun sens que je commence les «demandes spéciales» sans une introduction, sans que je me présente.»

Après l'entracte commencent les affaires sérieuses. De la boîte à demandes spéciales, le performeur tirera 18 petits papiers. Il en sortira Élisa de Gainsbourg, Alexandrie Alexandra de Claude François, Ne me quitte pas de Brel (interprété sur un rythme salsa), L'hymne à l'amour de Piaf. Et même un air de La Bohème de Puccini.

Cela lui arrive-t-il - exceptionnellement - de prendre quelque liberté avec une demande spéciale vraiment impossible ou inopportune - par exemple si trois chansons de Jean Ferrat sortaient de suite? Lui-même jure que non: «J'ai eu droit à des demandes de Tino Rossi, à la chanson Besame Mucho; je suis prêt à ce qu'on me demande Les corons de Pierre Bachelet. Vous savez, pour ce spectacle en France, je travaille mes gammes et mes dossiers trois ou quatre heures par jour.

«Je prends la lettre B, par exemple, et je passe en revue toutes les chansons de Bécaud. Ou alors je travaille par thème. J'ai beaucoup travaillé Claude François, qui est une immense vedette en France. Ou Jean-Jacques Goldman. J'ai des milliers de chansons dans la tête. Pas l'intégralité des textes, évidemment, mais ce n'est pas le but de l'opération: ce qui est intéressant, c'est de voir comment on improvise l'interprétation d'une chanson à la demande, comment se font spontanément les arrangements, comment mes formidables musiciens sont capables de me suivre simplement à partir d'une indication de tonalité.»

La performance, bien entendu, enthousiasme la salle qui, de rappel en rappel, en réclame toujours une de plus. Ça se termine sur une grande ovation debout. Des gens qui, on l'espère à Juste pour rire, porteront la bonne nouvelle autour d'eux.

Gilbert Rozon ne s'en cache pas: si le spectacle a commencé deux semaines avant la première médiatique du 12 octobre, ce n'est pas seulement pour roder le spectacle, mais surtout pour créer le bouche à oreille qui provoquera la vague souhaitée.

«C'est de propos délibéré, explique-t-il, que nous avons distribué énormément d'invitations entre le 29 septembre et le 10 octobre. Car nous avons avec Gregory le même problème qu'avec Brachetti: ce ne sont pas des artistes dont on peut présenter des extraits de spectacle à la télé.

«Pour Gregory, l'effet d'entraînement se fait progressivement, au bout d'une demi-heure. Or aucune télé ne nous accordera ni 30 ni 20 minutes. La seule façon de le faire connaître, c'est par la rumeur publique. En louant le Dejazet pour sept semaines, on a évidemment pris un risque important. Mais un risque normal de producteur: je suis convaincu que Gregory peut devenir en France une énorme star, un phénomène unique. Mais pour cela il faut lui donner un peu de temps. À partir du 12, on espère engranger des résultats. L'explosion aura peut-être lieu cet automne. Peut-être au printemps prochain.»

L'étonnant performeur, qui était à l'origine un musicien de formation classique, a délibérément accepté de repartir du bas de l'échelle pour conquérir Paris et la France: «Pour moi, dit-il, c'est une façon de boucler la boucle que de me produire à Paris. Vous savez pourquoi? Parce que je garde le souvenir de ce que l'une des premières stars occidentales, au XIXe siècle, était un pianiste virtuose du nom de Franz Liszt. Il venait dans de grands théâtres à Paris, jouait quelques-unes de ses oeuvres et, aussitôt après, exécutait au piano les demandes spéciales du public comme la Septième de Beethoven, l'ouverture de Don Giovanni. L'image de Liszt m'a toujours fasciné.»