Lundi, il y a deux semaines, la comédienne Louise Latraverse reçoit un appel: son amie Janine Sutto souffrant encore des séquelles d'une fracture de la hanche, pourrait-elle la remplacer dans le théâtre musical Belles-Soeurs, actuellement en supplémentaires au Monument-National? Le mercredi, Louise Latraverse répétait. Et le jeudi, elle était de la générale de la fameuse adaptation musicale de la pièce de Michel Tremblay. L'occasion parfaite pour rencontrer cette femme hors du commun.

«Je ne remplace pas Janine Sutto, tient à préciser d'emblée Louise Latraverse de sa jolie voix douce. Je joue momentanément le rôle d'Olivine Leduc jusqu'à ce que Janine en décide autrement.»

Toute la délicatesse de Louise Latraverse, toute la tendresse qu'elle éprouve pour les acteurs, sont dans ces quelques mots, prononcés dans son joli et vaste salon blanc, aussi lumineux que sa propriétaire, rempli de souvenirs de voyage, de théières et de livres. Par les larges fenêtres, on voit un atelier au fond de la cour, au-delà ce qui est, l'été, un jardin de roses: «Parce que j'habite à Rosemont», explique-t-elle en riant. En fait, Louise Latraverse et la petite maison rouge et jaune où elle a élu domicile il y a six ans se ressemblent: elles s'intègrent parfaitement aux autres, tout en étant pourtant totalement différentes...

Dans son atelier, la comédienne, metteure en scène, adaptatrice, directrice artistique, chanteuse, gastronome, auteure, bref, Louise la touche-à-tout dessine et peint. Il y a quelques années, elle est allée en Inde pour y apprendre l'art de l'aquarelle. Ces jours-ci, après avoir pratiqué la calligraphie chinoise, elle plonge dans la peinture abstraite - mais aussi le taï chi - avec l'aide de son ami Lew Yung-Chien, graphiste, photographe, peintre et maître de taï chi, installé à Montréal depuis plus de 30 ans et qu'elle a rencontré au mariage de Josée Blanchette! «Lew Yung-Chien n'enseigne pas, spécifie-t-elle, il échange!» En d'autres termes, il apprend des choses à son amie Louise, qui en contrepartie l'amène au théâtre. Il fait le même «troc culturel» avec un grand chef de Montréal (cours de cuisine contre taï-chi!). Le beau livre que Yung-Chien a publié, L'esprit du taï-chi, traîne d'ailleurs sur une table du salon de sa copine Louise. Le sous-titre de ce livre, publié aux Éditions Le Jour? «Sentir que les poissons sont contents»!

L'amitié est fondamentale dans la vie de Louise Latraverse, même si elle est manifestement capable d'être toute seule sans problème. Janine Sutto et elle sont amies depuis le grand spectacle d'ouverture de la Place des Arts, en 1964. Elles jouaient toutes deux dans Le manteau de Galilée, écrite et mise en scène par Paul Buissonneau.

Louise était alors une toute jeune femme. Dans les années qui suivront, elle va jouer dans la première revue musicale féministe du Québec (Les Girls de son amie Clémence DesRochers, aux côtés de Chantal Renaud, Diane Dufresne et Paule Bayard), chanter en duo La fille de l'île avec Félix Leclerc, jouer dans certains des téléromans les plus populaires (La Côte de sable, Rue de l'Anse...) et des films les plus marquants du Québec (notamment Les ordres de Michel Brault), animer des émissions télé, mais aussi tenir des rôles de délicieuses «nounounes» dans des émissions comme Poivre et sel - sans oublier « le» sketch, celui du soldat à Westmount dans Bye bye 70, aux côtés d'Olivier Guimond et Denis Drouin... On continue?

Tiens, qui se souvient qu'elle avait racheté les parts du très regretté Jean-Louis Millette dans le Théâtre de Quat'Sous et qu'elle était donc là, aux côtés de Paul Buissonneau, Yvon Deschamps et Claude Léveillée (qui était alors son amoureux) à l'ouverture de la mythique petite salle en 1965? Qu'elle en a été la directrice artistique pendant quelques années, que c'est sous sa direction qu'ont été organisées les fameuses Auditions du Quat'Sous, tout en révélant un certain Robert Lepage, qui y a joué ses premières pièces, Circulations et Vinci, de même que René Richard Cyr qui y signait sa première mise en scène? La grosse panthère en peluche noire qui trône toujours dans l'escalier du Quat'Sous, c'est Louise Latraverse qui en a fait don au théâtre!

Coups durs

On pourrait poursuivre ainsi pendant des pages et des pages. À la fin des années 60, par exemple, Louise Latraverse a vécu à New York où elle allait à des fêtes avec les Beatles et fréquentait Bob Dylan et compagnie. «Ça, je n'en parle pas, je n'en parle plus, dit-elle quand on aborde la question, ça fait trop longtemps...»

C'est pourtant aux États-Unis que la native d'Arvida rencontre Emmett Grogan, figure marquante du mouvement anarchiste et hippie américain, qui deviendra son époux. Ils auront un fils, Max, aujourd'hui musicien de la scène électro. Mais le père de Max, lui, est mort tragiquement en 1978... «Je me suis sentie coupable longtemps, dit simplement Louise Latraverse. C'est drôle, mais par hasard, quand il m'a appelée, René Richard Cyr (metteur en scène de Belles-Soeurs) était en train de lire le livre d'Emmett (Ringolevio, publié en 1972, récemment publié à nouveau en français chez Gallimard).»

Autre coup dur dans la vie de Louise Latraverse: celui de son ami, le jeune et exceptionnel chef Nicolas Jongleux, avec qui elle devait ouvrir un salon de thé en face du resto Jongleux Café. La veille de l'ouverture, Nicolas a décidé d'en finir avec la vie, à 33 ans... «Ça reste», dit-elle sobrement de ces moments et de ces déchirures. Qu'on ne s'y méprenne pas: il y a indéniablement de la tristesse chez Louise Latraverse, mais rien n'entame la lumière qui émane de cette étonnante jeune femme de 70 ans, dont le visage n'a subi aucune chirurgie.

Quand elle a gagné son premier Gémeau pour son rôle dans La promesse en 2007, elle a d'ailleurs lancé, avec un adorable sourire, un vibrant appel aux réalisateurs et metteurs en scène: «J'ai 67 ans, je ne suis pas remontée, alors je vaux cher, très cher!» «C'est sans doute ce dont on m'a le plus parlé dans tout ce que j'ai fait, constate aujourd'hui Louise Latraverse en riant. Que les autres continuent à aller en chirurgie, moi, je vais avoir tous les beaux rôles de vieilles!»

Vieille, Louise Latraverse? Laissez-moi rire. Dans les semaines qui viennent, outre son rôle dans Belles-Soeurs, elle sera la porte-parole de la Semaine de la santé mentale («On parle toujours de la santé physique, jamais de la mentale! »), donnera en mai un cours de cuisine indienne chez Denise Cornellier traiteur, continue à faire ses chroniques sur l'art de vivre à l'émission télé Pour le plaisir, reprendra son rôle hallucinant de la grand-mère « trop bronzée, trop maquillée, trop "floridée"» dans Mauvais karma. Elle qui vient de jouer dans le long métrage À l'origine d'un cri de Robin Aubert (« un être d'exception») aimerait beaucoup tourner au cinéma: «C'est une des choses que j'aimerais tellement faire avant de mourir, il y a tellement de réalisateurs talentueux», dit-elle avec des yeux pétillants, avant d'affirmer: «Moi, je veux réussir ma sortie. Sortir de la vie comme on sort de scène - après tout, la vie continue après le tomber du rideau...»

Mais avant cela, elle a évidemment d'autres projets: «Le samedi matin, mes petites voisines de 6 et 10 ans viennent chez moi pour apprendre à faire la cuisine», explique en souriant le plus gracieux et le plus féminin des poissons contents.