Daniel Boucher est attablé dans un café du Plateau devant son ordinateur portable et un harmonica. Un instrument dont il ne savait pas jouer, mais qui ne le quitte plus depuis qu'on lui a dit qu'Ovila Pronovost en avait tout le temps un dans sa poche. Rencontre avec un «chansonnier» qui a la piqûre pour le métier d'acteur.

La question n'avait pourtant rien de bien malicieux: le spectacle Les filles de Caleb intéressera-t-il les générations qui n'ont pas connu les romans d'Arlette Cousture et la fameuse télésérie? Ou bien cet opéra-folk sera-t-il perçu comme étant... folklorique? Une nano-seconde plus tard, Daniel Boucher était lancé: «Pis après? Je l'ai dans le sang, moi, mon folklore. On s'est tellement fait dire que notre folklore valait pas de la marde qu'on est en train de le renier. Le but, c'est pas de retourner 100 ans en arrière, c'est juste de l'assumer. Moi, je n'ai absolument pas honte de mon folklore.»

À 39 ans, Daniel Boucher n'a rien perdu de l'intensité, d'aucuns diront du charisme, qui en a fait une vedette instantanée à la fin des années 90. L'assurance qu'on lui connaît cohabite avec le doute dans un équilibre qui fait en sorte qu'une conversation avec lui, si longue soit-elle, ne sombre jamais dans le lieu commun et la banalité.

«Ovila n'est jamais loin», concède-t-il après m'avoir dit qu'il garderait pour lui quelques-uns des traits de caractère qu'il partage avec son célèbre personnage. Mais il se reconnaît dans le côté hypersensible d'Ovila, dans sa façon d'être sauvage: «Les filles appellent ça des gars-gars; je suis un gars-gars. Des hommes qui ne parlent pas beaucoup, des hypersensibles qui ont de la difficulté à affronter ce que la vie leur envoie, il y en a encore plein. Comme il y a plein de femmes qui ont de la misère à assumer l'amour qu'elles éprouvent pour leur homme parce qu'elles ont l'impression que ça les affaiblit, que ça leur enlève de l'indépendance et de la poigne. Je n'ai pas besoin de travailler très fort: des Ovila, j'en ai plein dans ma famille.»

Un rôle envahissant

Le travail d'acteur, auquel il a pris goût dans la comédie musicale Dracula, fascine Boucher. Il dira même que c'est aussi important pour lui que son métier de «chansonnier» et qu'il rêve qu'on lui donne des rôles au cinéma ou à la télé: «Je me pince chaque jour. La fin de semaine, chez moi, je m'ennuie, j'ai hâte au lendemain. Je vais jouer Ovila Pronovost! Te rends-tu compte de la chance que j'ai? C'est à moi que ça arrive, c'est écoeurant!»

Quoi qu'il en dise, Daniel Boucher travaille fort à prendre du recul par rapport à cet Ovila envahissant. «Je suis monoparental une semaine sur deux, j'ai mon fils en garde partagée et je n'ai pas de femme dans ma vie. Donc quand il n'est pas là, il n'y a personne dans la maison et je m'accroche à mon projet. Moi, tout ce que j'ai à faire, c'est Les filles de Caleb. La bonne nouvelle, c'est que je rentre dedans à fond. La mauvaise, c'est qu'on ne répète pas 24 heures par jour. Je ne peux pas être Ovila 24 heures par jour; quand j'enlève ma chemise, faut que j'apprenne à l'enlever lui aussi.»

Ovila n'est pas un personnage tragique, comme l'était le Renfield suicidaire de Dracula, mais son histoire l'est, qui passe de l'euphorie au drame. Boucher doit apprendre rapidement à se dépatouiller dans tout cela. Heureusement, il y a dans la troupe des Filles, en plus de la «gang de chanteurs», des comédiens d'expérience, Yves Soutière et Catherine Sénart, qu'il n'hésite pas à consulter. «Yves me parle beaucoup, je lui parle beaucoup. Il a du métier et il est très sensible lui aussi. J'en parle aussi à Catherine: je leur demande comment ils font quand ça casse?»

Pour Boucher, ça «a cassé» quand ils ont répété la scène où Ovila et Émilie se séparent, au mariage de leur fille Alice. Il raconte: «Ils sont vieux, ça fait longtemps qu'ils ne se sont pas vus. Et là, il y a une chanson tellement triste, une variation sur À nous la nuit qui s'appelle Au bout de la nuit. C'est la fin, mais Ovila est encore prêt à recommencer. Elle dit non, c'est assez, c'est la dernière fois qu'on se voit. Ça devient intense, et cette fois-là, je l'ai vraiment échappée.»

Échappée?

«Je me suis vraiment mis à pleurer. C'est quelque chose que je ne connais pas encore: garder une distance par rapport à ces émotions-là. Je ne peux même pas encore t'expliquer le résultat qu'il faut atteindre. Mais la bonne nouvelle, c'est que ça se passe.»

Au plus profond de lui-même

Boucher ne sait pas qui a eu l'idée de lui confier ce rôle. Est-ce Michel Rivard, qui a mis en scène son concert solo Chansonnier? Bruno Pelletier qui a joué avec lui dans Dracula? Ou encore le producteur Paul Dupont-Hébert qui était de l'aventure Dracula pendant laquelle il faisait déjà savoir à Boucher qu'il aimerait faire des disques avec lui? Quelqu'un quelque part a senti que ce chanteur, dont les concerts avaient depuis le début quelque chose de très théâtral, pouvait aussi jouer des personnages, même si cela exigerait parfois de lui, comme dans ces Filles, de dire son texte plutôt que de le chanter comme dans Dracula. «Quand j'ai reçu le livret qui était ça d'épais, je ne savais pas si j'étais capable de jouer ça, reconnaît-il spontanément. En même temps, j'ai senti l'excitation face au défi.»

Boucher possède une qualité essentielle pour un acteur: il est prêt à fouiller au plus profond de lui-même pour comprendre et habiter son personnage. À la lecture du roman d'Arlette Cousture, il a tout de suite pigé qu'Ovila était un flo de 17 ans, qui ne laisse pas indifférente sa maîtresse d'école de 19 ans, mais un flo tout de même. «Ça m'a pris du temps à le retrouver, le flo, dit-il. Il est rendu loin. C'est quoi avoir 17 ans? Ça commence à revenir tranquillement.» Il avait à peu près le même âge quand il a découvert la Gaspésie de sa famille, où il s'est depuis enraciné. «C'est aussi à cet âge-là que j'ai perdu mon père: j'avais 16 ans, il en avait 36. C'étaient des années importantes, c'est vrai. J'ai passé beaucoup de temps à avoir l'air de ne rien faire, mais il fallait que je fouille. Ce n'est pas comme une recherche en biologie: tu cherches en dedans de toi.»

Pour Daniel Boucher, Les filles de Caleb, c'est tout cela et davantage. «Moi, la famille québécoise... j'en parle et je viens les yeux mouillés. J'ai l'impression de revivre un petit peu l'histoire de mon grand-père et de mon arrière-grand-père. C'est une histoire qui vient me chercher aux tripes, mais complètement. La maison pleine d'enfants, ça représente un petit peu le choix que je n'ai pas fait. J'aurais aimé ça avoir une famille traditionnelle avec une grande table, rentrer le soir, crotté, m'enfarger dans les flos, prendre ma femme par la taille, lui donner un bec dans le cou et que ça sente la tarte. Mais si j'avais fait ça, je n'aurais pas pu être chanteur, je n'aurais pas pu écrire des tounes. Ça aurait été autre chose.»

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Les filles de Caleb, du 13 au 30 avril au Théâtre Saint-Denis, puis en tournée dans tout le Québec.