Alice Ronfard désirait créer une pièce d'Evelyne de la Chenelière qui voulait jouer avec Violette Chauveau. Leur rencontre donne un hymne à la mémoire et à l'amour qu'elles livrent sur la scène d'Espace Go, dès le 24 avril. Trois femmes d'aujourd'hui qui rendent hommage à un couple d'hier et parlent des enfants de l'avenir.

Alice Ronfard a beau dire que le couple de Jean et de Simone dans Une vie pour deux représente «deux personnages d'une pièce»... le souvenir de son père et de sa mère transperce la fiction. On les entend dans les répliques. On se souvient des mots qu'ils ont dits ou écrits. Et on imagine leur intimité qu'ils pouvaient si bien transformer en art.

Marie Cardinal et Jean-Pierre Ronfard formaient un couple d'artistes et d'intellectuels atypiques et attachants. Ils ont disparu au tournant d'un siècle qu'ils avaient traversé ensemble ou séparément. Après une longue maladie, l'auteure des Mots pour le dire est partie la première. Jean-Pierre Ronfard l'a suivie deux ans plus tard, laissant en héritage le théâtre de la rue Fullum qu'il dirigeait avec l'ami Gravel. Les fins de siècle sont des carrefours peuplés de morts prématurées.

«C'est sûr, quand j'y pense, c'est papa et maman que je mets en scène, dit Alice Ronfard. En plus, c'est à partir d'une histoire vraie qui leur est arrivée en Irlande. Mais je les vois vraiment comme des personnages. Mon deuil remonte à 10 ans déjà; et la pièce évoque bien d'autres choses, comme le combat de tous les artistes qui essaient de se dépasser, de briser la routine, de faire autrement, de questionner et de nommer les choses.»

Fiction intime

Sans prétendre remettre Marie Cardinal à la mode, Evelyne de la Chenelière s'est inspirée d'Une vie pour deux - un roman paru en 1978 - pour écrire cette pièce (son texte est publié chez Leméac sous le titre de La chair et autres fragments de l'amour). «Ce qui me fascine dans l'oeuvre et dans la vie de Marie Cardinal, c'est son rapport de l'écriture avec l'intimité, dit l'auteure de Bashir Lazhar. Pour Cardinal, toute forme d'engagement, de positionnement social ou politique, ça passe par la revendication de l'intime. On disait de ses livres qu'ils étaient autobiographiques, ils sont à mes yeux une construction belle et littéraire de son espace intime.»

«Cette chose plus compliquée et plus confondante que l'harmonie des sphères: un couple», a écrit Julien Gracq. Une vie pour deux raconte l'histoire d'un couple qui part en vacances au bord de la mer d'Irlande et qui tente de faire le point sur 20 ans de vie commune. «C'est fondamentalement l'histoire de deux êtres qui se sont aimés, qui s'aiment et qui s'aimeront. Malgré tous les aléas de la vie», tranche la metteure en scène.

Lors d'une promenade, le mari trouve le corps d'une jeune femme morte sur la plage. Le cadavre de la morte s'immiscera dans la vie du couple, faisant resurgir les souvenirs et les regrets, des peurs et des obsessions. Les deux êtres revisitent leur amour pour se réinventer et continuer à nommer les choses... Même si la mort est tout au bout. «Ce n'est pas seulement une histoire de couple, explique Violette Chauveau. Il est question du Nouveau Monde et de liberté, de famille et de séparation, de révolution et d'identité, de solitude et de mort.» Et aussi de féminisme.

La question féministe

Marie Cardinal était une auteure féministe, bien qu'en entrevue, elle ait toujours précisé «qu'elle n'était pas une figure de proue d'un quelconque mouvement». Ni une militante. «Juste un écrivain qui espérait que les femmes, un jour, trouveraient mieux leur place dans la société.»

Non sans humour, comme le rappelle Simone dans Une vie pour deux: «Est-ce qu'une féministe éprouverait un tel plaisir à plier les chemises de son mari? [...] Une intellectuelle a bien le droit de plier des chemises.»

Plus tard, Jean répliquera à sa femme que «les femmes sont les pires ennemies des femmes; que la solidarité féminine est une vue de l'esprit». Ironiquement, les trois femmes ici interviewées prouvent tout le contraire. Elles se revendiquent de ces femmes auteures qui créent à partir du quotidien. Elles parlent «du déchirement entre leur devoir maternel, de curatrice», et leur travail artistique et intellectuel. Encore là, souligne Evelyne de la Chenelière, «le combat n'est pas seulement social; il est aussi intime».

«C'est ce que j'aime avec Evelyne, intervient Alice Ronfard, elle me pousse toujours dans mes derniers retranchements. J'explore des zones où je ne croyais jamais aller.» «C'est très riche, bonifiant, pour une actrice de plonger dans cette écriture, dit pour sa part Violette Chauveau. Le paysage est disséqué comme un corps humain; et inversement, le corps est visité comme un lieu.»

«Comment se fait-il que les années passent et que la sagesse ne vienne pas?», se désole Simone au début de la pièce. Une phrase en italique qui pourrait être écrite par Marie Cardinal ou Jean-Pierre Ronfard?

On osera lui répondre: Parce qu'on n'est jamais sérieux quand on aime...

Une vie pour deux. Par Evelyne de la Chenelière d'après un roman de Marie Cardinal. Du 24 avril au 19 mai, au théâtre Espace Go.