L'écrivaine innue Maya Cousineau Mollen a fait le déplacement à Paris en espérant que Robert Lepage avait entendu les critiques d'artistes autochtones au sujet de sa pièce Kanata. Mais elle est ressortie déçue après avoir assisté samedi à une avant-première du spectacle précédemment annulé.

L'été dernier, Mme Cousineau Mollen faisait partie de la trentaine d'artistes et militants autochtones qui ont rencontré le metteur en scène de renommée internationale, après la controverse soulevée par la production de Kanata. Les représentants des Premières Nations l'avaient notamment mis au défi de les convaincre que leur présence n'était pas essentielle pour assurer que le récit demeure suffisamment fidèle à l'expérience autochtone.

Dans une entrevue accordée depuis Paris, mardi, Mme Cousineau Mollen admet qu'elle n'en a pas été convaincue du tout.

Ce qui était d'abord présenté comme une première, samedi dernier, a finalement été annoncé comme une générale, et le Théâtre du Soleil a même offert un remboursement aux personnes qui avaient payé leur place. La première officielle - et payante - était maintenant annoncée pour mercredi soir.

Le spectacle est présenté comme une exploration de l'histoire du Canada «du point de vue des relations entre les Blancs et les Autochtones». Mais des militants et des artistes autochtones avaient tôt fait, l'été dernier au Québec, d'accuser Robert Lepage de manquer de sensibilité à l'égard des Autochtones, notamment en ne laissant pas de place aux membres de ces communautés qu'il devait représenter sur scène. Le metteur en scène venait d'essuyer les mêmes critiques d'appropriation culturelle pour Slav, un spectacle musical de Betty Bonifassi qui dénonçait en toute bonne foi l'esclavage, mais qui présentait très peu d'actrices noires sur scène.

Lorsque les coproducteurs nord-américains de Kanata ont retiré leurs billes face à la controverse, le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine a annulé sa propre production qui devait prendre l'affiche ce mois-ci à la mythique Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d'automne à Paris. Puis, en septembre, Robert Lepage a finalement annoncé que le spectacle à Paris aurait bel et bien lieu, mais sous un nouveau titre: Kanata-Épisode 1 - La Controverse. La pièce doit maintenant tenir l'affiche à la Cartoucherie pendant deux mois, jusqu'au 15 février.

L'appropriation est évoquée

Ceux qui ont vu la pièce le week-end dernier racontent que la nouvelle version met l'accent sur les femmes autochtones disparues et assassinées à Vancouver. Cependant, comme le nouveau titre l'indique, le dramaturge québécois y a inséré une intrigue secondaire pour évoquer la controverse: une artiste française défend son droit de représenter des enjeux propres aux Autochtones canadiens.

Selon Mme Cousineau Mollen, la pièce aurait certainement bénéficié du regard et des avis d'une personne autochtone à la conception. L'écrivaine innue a été particulièrement dérangée par une scène très crue dans laquelle une jeune Autochtone est assassinée par un personnage inspiré du tueur en série Robert Pickton, en Colombie-Britannique. En partie à cause de cette scène «brutale et violente», la pièce aurait été moins bien accueillie dans l'ouest du Canada qu'à Paris, selon Mme Cousineau Mollen.

Guy Sioui Durand, sociologue huron et critique d'art, s'est également rendu à Paris pour voir ce spectacle attendu de pied ferme. Il n'a pas apprécié la façon dont Lepage a intégré dans sa pièce une artiste française qui se demande si elle a le droit de peindre des portraits de femmes autochtones assassinées, raconte M. Sioui Durand en entrevue. «C'est comme si, en mettant la controverse dans le théâtre, Lepage et le théâtre se posent en victimes, à travers les victimes que sont ces femmes assassinées et disparues», a déclaré M. Sioui Durand à son retour à Montréal.

Son verdict: la pièce «n'est pas géniale, ce n'est pas une oeuvre d'art», mais il ne souhaite surtout pas son retrait et se dit contre toute censure.

Gerty Dambury, membre du collectif parisien Décoloniser les arts, avait invité à Paris Mme Cousineau Mollen et la cinéaste abénaquise Kim O'Bomsawin pour assister à la pièce. Mme O'Bomsawin en a profité pour présenter son documentaire Ce silence qui tue, qui pose justement un regard sur ces femmes autochtones disparues et assassinées.

Mme Dambury a rappelé que les Français n'étaient pas particulièrement sensibles à cette question plutôt nord-américaine d'appropriation culturelle - lorsqu'une culture dominante s'approprie des éléments culturels d'un groupe minoritaire. «Cette question est très peu discutée en France, soutient-elle. Et ceux qui tiennent à en parler en parlent de manière extrêmement négative - à part les personnes concernées.»

«Pour les Français du monde culturel, qui ont pignon sur rue et peuvent s'exprimer sur cette question, c'est du "communautarisme », de l'«indigénisme», du «racialisme», de la censure, ils évoquent «la liberté artistique", résume Mme Dambury. C'était très clair dans la parole de Mme Mnouchkine», qui a défié la controverse soulevée au Québec en maintenant à l'affiche le spectacle.