Francis Ducharme a déjà été un grunge, un ado désoeuvré aux cheveux roses et le fils de parents divorcés dont le coeur balançait entre Rouyn et Québec. Mais aujourd'hui, c'est entre le théâtre et la danse que son coeur balance. Choisi pour jouer le rôle de Léo dans L'imposture au TNM, il changera de peau en janvier pour danser sous la direction du très grand chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui. Portrait d'un jeune homme intense.

Francis Ducharme habite dans un magasin général au coeur du Plateau. Le magasin converti en logement n'est pas très grand, un brin bordélique, cerné de fenêtres qui ont été bouchées par des paravents ou des étagères instables qui croulent sous une mer d'objets hétéroclites dont une statuette de la vierge Marie.

Exposé est le premier mot qui me vient à l'esprit en pénétrant dans ce mini-antre d'Ali Baba où le son des conversations de la rue et les bruits des pas des passants entrent sans frapper. Exposé est aussi le mot qui me vient en serrant la main de Francis Ducharme, 28 ans, diplômé de l'Option-théâtre du collège Lionel-Groulx et jeune premier incandescent qui jouit d'une réputation enviable aussi bien comme acteur que comme danseur.

Exposé parce qu'il y a dans la façon de bouger et de jouer de Francis Ducharme une absence totale de retenue, un abandon jusqu'au-boutiste et une façon libre, folle et dangereuse de se projeter en avant, dans le faisceau tranchant de la lumière, au centre dur de l'émotion et de s'y étendre de tout son long sans sourciller, quitte à se retrouver nu, vulnérable, à découvert, sans défense, sans protection, en un mot: exposé.

«Je ne sais pas si je m'expose, dit-il, mais je sais qu'il y a un peu d'autodestruction dans ce que je fais sur scène, surtout quand je danse pour Dave St-Pierre. Il y a en moi un désir de violence pour me sentir vivant, un besoin d'excès pour que ça vibre. Je pousse tout le temps. C'est pas pour rien que mes amis m'appellent Francis l'intense.»

Intense, en effet.

Un extraterrestre

La première fois que j'ai vu Francis Ducharme, vraiment vu, je veux dire, c'était dans le spectacle Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent de son ami Loui Mauffette. Il dansait, en duo avec Clara Furey, la chorégraphie brutale et poignante d'un couple qui s'aime et se déteste, incapable de vivre ensemble, incapable de se quitter. Leur duo douloureux était d'une beauté et d'une intensité à couper le souffle. Je connaissais Clara, mais qui était ce type au corps sinueux et aux longs cheveux blonds? J'ai découvert ce soir-là que Francis Ducharme ne venait pas de débarquer à Montréal la veille et que je l'avais vu souvent et un peu partout. Aussi bien dans C.R.A.Z.Y., Grande Ourse, Les Bougon, Nos étés et Elles étaient cinq que dans Une galaxie près de chez vous. Autant au cinéma et à la télé qu'au théâtre chez Duceppe, à Espace Go, à Espace Libre et dans les créations du chorégraphe Dave St-Pierre, notamment Un peu de tendresse bordel de merde où il dansait nu comme un ver et coiffé d'une longue perruque blonde.

J'avais vu Francis Ducharme mille fois sans le voir et sans me douter que dans les coulisses du théâtre et de la danse, tous ceux dont c'est le métier de repérer les artistes émergents savaient que Francis Ducharme était un diamant brut dont le talent incontestable allait le mener loin, très loin.

Pourtant, Francis Ducharme sort de nulle part. Littéralement. Il est né à Rouyn-Noranda l'année après l'échec du premier référendum au sein d'une famille de peu de mots et peu portée sur les arts. Son père était serveur. Il l'est encore et travaille aujourd'hui dans une rôtisserie St-Hubert à Montréal. Ses parents se sont séparés alors qu'il avait 4 ans. Sa mère est partie vivre à Québec où elle est devenue analyste en informatique. Petit, Ducharme faisait la navette Rouyn-Québec régulièrement. Puis au secondaire, il est revenu vivre avec son père à Rouyn pendant deux ans.

«Dans ma famille, j'étais une sorte d'extraterrestre. Des fois d'ailleurs, je me prenais pour un extraterrestre ou alors pour Jésus-Christ. On ne parle pas beaucoup dans ma famille. Il y a, comme dans bien des familles québécoises, une culture du silence assez enracinée. C'est pas pour rien si j'ai besoin d'exulter. En fin de compte, la scène me permet d'exprimer ce que je refoule dans la vie même si la vie est en fin de compte une ostie de pièce de théâtre pas mal plus compliquée que tout ce qu'on peut en écrire.»

L'art, sa religion

À 17 ans, Ducharme est accepté en interprétation à l'Option-théâtre de Lionel-Groulx avec 29 autres. C'est déjà un exploit pour quelqu'un d'aussi jeune d'être choisi. Mais l'exploit durera quatre ans pendant lesquels Ducharme verra plusieurs de ses camarades tomber au combat alors que lui ira de succès en succès.

En troisième année, par des amis interposés, il fait la rencontre du chorégraphe Dave St-Pierre, une rencontre intense qu'il qualifie de coup de foudre artistique. Il présente d'ailleurs le chorégraphe à ses camarades de classe dont une poignée fera partie avec lui du spectacle La pornographie des âmes.

Ducharme découvre qu'il adore danser. Il adore le mouvement, le tourbillon, la frénésie, la violence et n'éprouve aucune gêne à danser nu, libéré du corset et du poids de ses vêtements. «De toute façon, explique-t-il, baisser ses culottes concrètement, c'est rien à côté de les baisser émotivement.»

Sa découverte pour la danse aurait pu tout torpiller et l'éloigner du monde des acteurs. Il n'en fut rien. C'est pourquoi en sortant de Lionel-Groulx en 2003, il prend tous les rôles qui passent et toutes les chorégraphies qui s'offrent à lui. Contrairement à la vaste majorité des diplômés des écoles de théâtre, il n'a pas besoin d'attendre de longues années avant de vivre de son métier. Tout se passe en même temps et tout de suite. Mais au lieu de le déstabiliser ou de le ramollir, l'intérêt porté à sa personne et à son travail ne fait que renforcer sa radicalité.

«Mon intérêt pour ce qui est radical vient du fait que ma seule religion, c'est l'art. L'art, c'est la seule chose à laquelle je crois et dans laquelle je m'investis entièrement. Je n'ai d'autre ambition artistique que d'aller au bout de moi-même. Le reste, Hollywood, l'argent, ça ne m'intéresse pas. Je vis très bien dans mon magasin général.»

Un an avec Cherkaoui

Au printemps dernier, Ducharme a ébloui les critiques et le public coup sur coup avec deux performances qui ont scellé sa réputation d'acteur incandescent. D'abord au TNM dans La charge de l'orignal épormyable où il interprétait le rôle de Becket-Bobo, puis à la réouverture du Quat'Sous dans le spectacle de danse, de poésie et de théâtre Dans les charbons de Loui Mauffette.

Et à peine six mois plus tard, après avoir créé sa première chorégraphie (Celui qui aime est à Dachau), voilà qu'il revient au TNM jouer le rôle du fils de Violette Chauveau dans L'imposture d'Évelyne de la Chenelière. Il y interprète un fils complice de l'imposture de sa mère.

Reste qu'au moment où l'acteur n'a jamais été aussi en demande, voilà que le diable de danse lui fait une offre qu'il ne peut refuser: une tournée d'un an avec l'étoile de la danse contemporaine, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui l'a l'invité à danser dans Babel, sa nouvelle création. Tout a commencé il y a un an quand Ducharme est allé suivre un stage à Paris avec Damien Jalet, l'associé-chorégraphe de Cherkaoui. Ducharme a dû se distinguer du lot des autres stagiaires car six mois plus tard, il a reçu une invitation pour un atelier-audition avec Cherkaoui.

«Tout était payé. Avion, hôtel, per diem. Nous étions 39, recrutés partout dans le monde. L'audition a duré 9 jours, de 10h à 19h. Le premier jour, je me suis ennuyé de ma mère et le reste du temps, j'ai ramé comme un malade. Parce que j'étais avec les meilleurs danseurs au monde, que je n'ai pas de formation en danse et que mon rythme d'apprentissage est plus lent. C'était dur pour le corps, dur pour l'orgueil, mais quand, de retour à Montréal, j'ai reçu le mail m'annonçant que j'avais été choisi avec 12 autres, j'ai hurlé de bonheur et j'ai couru m'acheter une bouteille de champagne.»

Ducharme s'envolera le 11 janvier pour quatre mois de répétitions à Anvers avant d'entreprendre une tournée de huit mois qui l'entraînera aux quatre coins du monde.

Il reviendra, c'est sûr. À cause de ses amis, de ses racines, de Montréal, des rôles et des projets qui l'attendent, mais surtout il reviendra à cause de son magasin général...