Atteint d'anxiété chronique, André Sauvé n'aurait jamais dû monter sur scène, présenter son premier one man show ni se lancer dans une mégatournée. Pourtant, 200 spectacles plus tard, il est plus en forme que jamais, prêt à donner une série de supplémentaires au Théâtre Maisonneuve sans même angoisser... ou presque.

C'est un cliché de le dire et pourtant, c'est une grande vérité: tous ceux qui ont choisi de faire un métier de scène, qu'ils soient chanteurs, acteurs ou humoristes, sont toujours un peu fous. On ne peut pas faire un tel métier, se dépenser et se décarcasser tous les soirs devant des milliers de gens sans être un brin marteau. Ça, c'est dans le meilleur des cas. Dans le pire des cas, les artistes de la scène ne sont pas seulement fous à lier, ils sont un brin dérangés, voire complètement déséquilibrés.

 

André Sauvé, lui, est dans une catégorie à part, la folie étant la matière première de son spectacle. Reste que lorsqu'on le voit s'activer frénétiquement sur scène et marcher le long du précipice qui sépare la folie de la raison, on a l'impression qu'il pourrait y basculer à tout moment. De tous les humoristes québécois, André Sauvé me semble le plus susceptible de plonger pour de vrai dans la déraison.

C'est une des premières remarques que je lui lance dans le café du Plateau où l'on se rencontre. Il me regarde avec les deux grosses billes bleues de ses yeux, sourit timidement et acquiesce. «Cette possibilité de basculer, c'est sûr qu'elle est en moi. Depuis toujours. Non seulement la folie m'intéresse, mais elle s'intéresse à moi. Et c'est clair qu'il y a, chez moi, la curiosité d'aller voir de ce côté-là et la volonté de me compromettre là-dedans. La folie, j'en ai toujours eu peur, mais elle m'a aussi toujours fasciné.»

Voilà au moins une chose de réglée. André Sauvé ne fait pas que jouer au fou. Il pourrait sérieusement le devenir, mais ne retenez pas votre souffle: sachant cela de lui-même, André Sauvé a développé une série de mécanismes protecteurs et une hygiène de vie qui lui procurent un certain équilibre. Ajoutez à cela une trentaine de thérapies qu'il a suivies et qui ont fini, 25 000$ plus tard, par porter leurs fruits. Le résultat, c'est que dans la vie de tous les jours, André Sauvé est le plus posé et le plus raisonnable des gars.

Mauvaise orientation

Oubliez l'échevelé, confus, déjanté, verbomoteur rouleur de «r» qui partage la tribune de Marc Labrèche à 3600 secondes d'extase toutes les semaines. Dès que les projecteurs s'éteignent, cet André-là disparaît. Surgit alors un type de 44 ans, timide mais avenant, qui a mis de longues années avant de savoir qui il était et ce qu'il ferait quand il serait grand. Il raconte d'ailleurs que si jamais il devait épouser une cause, ce serait celle des jeunes affligés de problèmes d'identité pour qui le suicide est parfois le seul recours. Il sait très bien de quoi il parle.

«Adolescent, je ne me reconnaissais dans rien de ce que faisaient les autres jeunes, ni dans les sports ni dans le cruisage. Mais surtout, je sentais qu'il y avait un paquet d'affaires en moi qui pourrissaient. L'orienteur n'a été d'aucun secours. Il m'a fait remplir un questionnaire et après avoir compilé les données, il m'a proposé quatre métiers pas rapport, dont militaire. Autant dire que c'est la dernière fois que je suis allé voir un orienteur.»

Pourtant, déjà à l'époque, André Sauvé savait faire rire les autres. Il avait compris que le rôle de clown lui permettait de socialiser modérément tout en lui évitant de se faire trop écoeurer par les durs du coin. Mais pourquoi n'est-il pas à ce moment-là entré dans la troupe de théâtre ou la ligue d'impro de son école ou de sa salle paroissiale?

«Le jeu m'attirait, mais je ne pensais pas qu'il y avait un chemin pour y parvenir. Je veux dire que, ne venant pas de ce milieu-là, je croyais que les artistes et interprètes appartenaient à une caste à laquelle je n'aurais jamais accès. Comme un beau gros gâteau que tu regardes dans la vitrine tout en sachant que tu n'y auras pas droit.»

Rien à son épreuve

À 18 ans, après un semestre anxiogène en sciences au cégep du Vieux Montréal, Sauvé a décidé de se pousser loin, très loin: l'Europe, l'Inde, Israël, n'importe où pour être ailleurs que chez lui. Parti pendant un an, il est revenu à Montréal pour mieux repartir, cette fois dans l'Ouest canadien où il a fait des vendanges et travaillé comme cueilleur de fruits.

«Quand je suis finalement revenu, j'étais content d'avoir vu le monde et d'être sorti de mon quotidien. En même temps, je me suis rendu compte que malgré les expériences accumulées, j'étais toujours avec lui: c'est-à-dire, moi.»

La quête s'est poursuivie au Centre de relation d'aide de Montréal (CRAM), où après une formation de plusieurs mois, il est devenu thérapeute. Ses explorations dans le monde de la croissance personnelle, tendance nouvel âge, n'ont pas cessé pour autant, lui fournissant sans qu'il le sache, une matière riche et abondante pour son premier spectacle.

Se rouler dans la boue, marcher sur des charbons ardents, jouer du tam-tam, garder le silence pendant dix jours avec des moines, méditer comme un malade, se muer en danseur classique indien, tâter de la massothérapie, se livrer à d'intenses séances chamaniques, rien n'était à l'épreuve d'André Sauvé. Rien sauf la psychanalyse, qui ne l'a jamais attiré et qui est à peu près la seule chose qu'il n'a pas essayée. La quête s'est poursuivie sans lui apporter de réelles réponses. Et puis au bout de huit ans au CRAM, la souffrance des autres a commencé à lui peser.

«Je suis une éponge. Je pogne toutes les bébittes et la douleur des autres. Dès qu'un de mes amis se mettait à ne pas filer, je ne voulais pas en entendre parler. Je n'étais plus capable d'endosser la souffrance des autres. Un jour, une dame m'a dit que j'avais une belle sensibilité. Je lui ai répondu: la voulez-vous? Je vous la donne!»

Nouvelle vie

Tout a basculé le jour où Sauvé à accepter de se prêter à une gageure lancée par un ami. La version conte de fées, c'est qu'il est allé à Dégelis, dans le Bas-Saint-Laurent, pour participer à un obscur concours d'humour dont Judi Richards était la marraine. Deschamps était dans la salle et a craqué quand il l'a entendu déconstruire avec une fougue maniaque et névrotique le poème Soir d'hiver de Nelligan, numéro qu'il fait aujourd'hui en spectacle. Cinq minutes plus tard, il avait un agent et un passeur officiel en la personne de Deschamps.

La vraie version, c'est qu'après des années d'errance et plusieurs mois de dépression, Sauvé avait compris qu'il fallait qu'il fasse un geste pour ne pas sombrer.

«Je savais d'instinct en envoyant mon formulaire que j'étais en train de poser le premier geste d'une nouvelle vie. J'avais 38 ans, le gâteau était prêt. Il fallait qu'il sorte du four sinon il brûlait.»

Évidemment, se lancer dans la fosse aux lions de la scène, quand on est un timide, discret et solitaire est un pari psychologique risqué. Sauvé a raconté à plusieurs journalistes qu'au début, l'anxiété qu'il ressentait en spectacle était telle qu'elle bouffait le peu de plaisir qu'il aurait pu y prendre. Aujourd'hui, après une tournée de près de deux ans et 200 spectacles, il a apprivoisé la bête tout en restant lucide.

«Se retrouver sur une scène devant plein de monde, c'est violent. C'est violent avant, pendant et après, surtout si t'es un gars gêné qui n'aime pas s'exposer. Après un show, il me faut une tonne de silence pour compenser, mais en même temps, j'ai besoin de créer, besoin de prendre la parole et je sais très bien que s'il n'y avait pas eu la scène dans ma vie, je ne sais pas ce que je serais devenu.»

Mardi, André Sauvé reviendra sur la scène du Théâtre Maisonneuve avec ses névroses, ses séances absurdes de chairlifting, ses magnifiques crises d'angoisse à l'épicerie et son Nelligan délirant. Tout ce qui l'inquiète dans la vie reviendra le relancer sur scène et, pour une fois, ça ne le rendra pas fou.

André Sauvé, du 27 avril au 1er maiau Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts.