Il y a plus de 15 ans, Nabila Ben Youssef a quitté sa Tunisie natale pour le Québec, avec rien d'autre que le désir d'être libre et de faire de la scène. Le chemin a été long et laborieux, mais à 47 ans, avec une nouvelle gérance et un nouveau spectacle, intitulé Drôlement libre, elle récolte enfin ce qu'elle a semé.

Même si elle court tout le temps, Nabila Ben Youssef n'est pas une sprinteuse. C'est une coureuse de fond doublée d'une fille qui se lance dans le vide, sans toujours se soucier de son point de chute. Parfois, elle est protégée par les dieux. Parfois, elle joue de malchance. Et parfois, ce qui ne marche pas finit par s'arranger. Le jour de notre rencontre, cette semaine, rien n'allait comme prévu. Le resto de couscous qui devait nous accueillir était fermé, son proprio aux abonnés absents, et Nabila, toute petite et toute menue dans son manteau rouge, était coincée dans l'entre-deux portes sans savoir où aller.

Contrairement à son camarade Rachid Badouri, né au Québec mais d'origine berbère, Nabila est une Tunisienne musulmane d'origine arabe. Pour le reste, c'est une battante, une combattante, une femme éprise de liberté qui a tout quitté pour aller au bout d'elle-même au sein d'une nouvelle terre d'accueil, où elle n'a longtemps été qu'une immigrante qui en arrachait. Si c'était à refaire, Nabila est le genre d'entêtée qui n'hésiterait pas à tout recommencer. N'empêche. Sa vie n'a pas été un jardin de roses.

Née en 1963 à Sfax, ville industrielle de la Tunisie, d'une mère analphabète et d'un père épicier, elle a grandi dans un milieu modeste entre son frère et ses cinq soeurs. Très tôt, pourtant, ses aptitudes à l'école font rêver ses parents qui voient en elle le futur médecin de la famille. Nabila, elle, a d'autres plans. À 15 ans, en cachette de ses parents, elle suit des cours de danse et fait du théâtre amateur. À 20 ans, sa nature indépendante l'amène à Tunis où elle décroche un poste de fonctionnaire aux Postes et Communications. Elle a un bel appartement, un amoureux, une job steady, des contrats occasionnels au théâtre et à la télé. Tout baignerait si ce n'était sa soif de liberté constamment brimée par la dictature, si ce n'était ce patron qui la harcèle au travail, si ce n'était les règlements stupides qui l'envoient devant un comité d'évaluation psychiatrique chaque fois qu'elle veut prendre un congé pour faire du théâtre.

«Finalement, ce sont les psys qui m'ont appris à jouer la comédie, raconte-t-elle. Un jour, j'ai été obligée de simuler une crise d'hystérie au travail parce que j'avais épuisé ma banque de congés. J'ai tellement bien joué que mon patron m'a renvoyée à la maison. Reste qu'au bout de cinq ans, je n'en pouvais plus d'inventer des mensonges et des ruses pour être libre. Il fallait que ça change.»

Le changement arrive grâce à l'Institut de cinéma de Tunisie où Nabila s'est inscrite, mais surtout grâce à la réalisatrice québécoise Louise Carré qui est en train de tourner un documentaire sur les femmes musulmanes, intitulé Mon coeur est témoin. En vertu d'un accord de coproduction, le montage du film doit se faire à Tunis, et plus particulièrement à l'institut de cinéma. Par hasard ou par chance, Nabila est embauchée comme stagiaire. Lorsque le montage se déplace à Montréal, Nabila est invitée à le suivre. Elle débarque pour la première fois à Montréal en novembre 1995, à peine quelques jours après le référendum. Et ce qui la choque, ce n'est pas la neige, le froid de canard ni nos querelles nationales. «Ce qui m'a choquée, c'était les femmes voilées. En Tunisie à cette époque, le voile était interdit dans les lieux publics. Ça me dépassait de voir qu'ici, le voile était permis.»

Une école de l'humour?

Quelques mois plus tard, pourtant, elle revient s'installer pour de bon à Montréal. Elle n'a pas un sou, pas de famille, pas de repères, mais elle s'en fout: elle est libre. Libre de faire ce qui lui chante. Elle ne pense pas encore à devenir humoriste. Seulement comédienne. Elle passe des auditions pour les pubs et les téléromans et n'obtient même pas une figuration. Pour survivre, elle se rabat sur ses talents de danseuse de baladi et offre ses services dans les restos et les mariages.

Entre temps, elle s'est inscrite à une formation en gestion artistique. À la fin de la formation, chaque participant doit faire une présentation. Nabila choisit d'instinct un monologue d'humour et se fait dire qu'elle devrait s'inscrire à l'École de l'humour. Une école de l'humour? Nabila ne savait même pas que ça pouvait exister. Elle y entre en 2000, à l'âge de 37 ans, en même temps que Philippe Bond, Philippe Laprise et Isabelle Ménard, qui ont 15 ans de moins qu'elle.

On pourrait croire que la suite appartient à l'Histoire. Mais ce n'est pas le cas. Le monde de l'humour n'est déjà pas particulièrement accueillant pour les femmes. Imaginez si cette femme a le malheur d'être une immigrante musulmane qui n'a plus 20 ans. «Mon plus gros problème, c'était de ne pas pouvoir roder mon matériel dans les bars comme tous les humoristes. D'abord, dans les bars, les clients sont des gars. Quand ils voient arriver une fille, ça casse leur party. Et quand la fille veut parler de politique et de religion, ça casse doublement leur party. Résultat, je rodais mon matériel assise sur un banc de parc sans public. Comme feed-back, c'est pas idéal.»

Malgré cela, Nabila arrive à se bricoler un premier spectacle, J'arrive, qu'elle joue devant 40 personnes et encore. Puis, le Festival du monde arabe l'invite à présenter un numéro. C'est là que naîtra, en 2005, la première esquisse du spectacle Arabe et cochonne, un titre qui lui vaudra l'intérêt des médias, l'ire des intégristes et un passage à Tout le monde en parle. Reste que l'humoriste en herbe a beau avoir un titre qui titille le public québécois et hérisse les intégristes, elle manque de technique, d'assurance et de métier.

Le tout pour le tout

Consciente de ses failles, elle fait appel à Sylvie Moreau qui, pendant six mois, la guidera et la conseillera. Le producteur Luc Wiseman, d'Avanti, l'aidera à son tour brièvement avant de déclarer forfait. Tant et si bien qu'il y a encore un an, Nabila était une humoriste de 46 ans qui vivait de l'aide sociale, collait ses propres affiches et produisait à perte ses spectacles.

«Plus ça allait, moins j'avais l'impression que j'avais ma place dans le milieu de l'humour. J'ai décidé de tenter le tout pour le tout en avril dernier. J'ai réécrit mes textes, loué le Gesù en me disant: cette fois, ça passe ou ça casse. J'étais prête à changer de métier.»

Deux jours plus tard, elle signait un contrat avec le Groupe Juste pour rire, grâce à l'intervention divine des soeurs Rozon qui s'occupent désormais d'elle.

Pour la première fois de sa vie et de sa carrière en dents de scie, Nabila voyage en Cadillac. Elle a des scripteurs, un magnifique décor, et les précieux conseils de Pierre Bernard, le metteur en scène de Drôlement libre. Les thèmes qui lui tiennent à coeur, comme la religion, la sexualité et le port du voile, sont toujours de la partie. «Tant pis si les intégristes n'aiment pas ça, plaide Nabila. Moi, je ne fais que rire. Je ne tue personne.»

Avant même que la Tunisie ne se libère de son dictateur, les soeurs Rozon avaient encouragé Nabila à évoquer en spectacle son pays natal. «Au début, je n'osais pas trop. C'était un sujet trop émotif et puis je me disais que le public d'ici s'en foutait un peu de la Tunisie. Les évènements récents m'ont fait changer d'idée, et surtout m'ont inspiré quelques bonnes blagues sur le gouvernement.»

Quinze ans après avoir décidé de faire sa vie ici, la petite Tunisienne qui rêvait de liberté est fin prête à partir à la rencontre du grand public québécois. Un cycle s'achève. Un nouveau jour se lève. Comme en Tunisie.

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Drôlement libre!, de Nabila Ben Youssef, le 30 mars au Théâtre Saint-Denis.