Se rendre dans la capitale fédérale simplement pour passer une soirée au théâtre, ce n'est pas le genre d'escapade qu'on fait toutes les semaines. Ni même toutes les saisons. L'invitation lancée par Wajdi Mouawad, directeur artistique du Théâtre français du Centre national des arts, était toutefois difficile à refuser: il présente Hedda Gabler dirigée par une étoile du théâtre allemand, Thomas Ostermeier, son vis-à-vis à la renommée Schaubühne de Berlin.

Les occasions de voir le travail de ce metteur en scène dans nos parages sont trop rares pour s'en priver. Ce qui ne gâche rien, sa version du célèbre drame d'Ibsen (présentée en allemand avec des surtitres en français et en anglais, précisons-le) a récolté des éloges tant en Europe qu'à New York. Ainsi, le voyage à Ottawa s'imposait. Et il en vaut amplement le détour.

Hedda Gabler, publiée en 1890 et créée l'année suivante, montre le destin tragique d'une jeune femme qui, au lieu d'épouser l'homme qu'elle aimait, en a choisi un capable de lui assurer confort et sécurité. Son mari les a d'ailleurs installés - à crédit - dans une maison d'un grand chic. Or, la reine du foyer se meurt d'ennui. Pire, la réalité semble lui indiquer qu'elle a tiré le mauvais numéro: l'amant éconduit goûte au succès, alors que son mari piétine.

Avec un minimum d'interventions, Ostermeier n'a pas seulement dépoussiéré Hedda Gabler, il a littéralement téléporté ce texte du XIXe à l'ère contemporaine et en a fait un objet théâtral en papier glacé: fin, ingénieux, lustré, épatant au plan esthétique et froid. Plutôt que de chercher à émouvoir, il donne à voir et à comprendre. Sa mise en scène est d'une telle limpidité qu'elle jette un éclairage aussi cru que révélateur sur les machinations orchestrées par le dramaturge.

Plutôt que l'intérieur sombre abondamment décrit dans les didascalies, les jeunes bourgeois occidentaux d'Ostermeier (fin vingtaine, début trentaine) évoluent dans une superbe scénographie qu'on dirait tirée d'un magazine de déco haut de gamme: un salon dépouillé dominé par un canapé verdâtre format géant et un mur constitué d'une série de portes coulissantes en verre qui donne sur le jardin. Une élégante cage de verre où l'intimité semble impossible et où la frêle et pâle Hedda Gabler (Katharina Schüttler) se sent prisonnière.

Elle n'a rien d'une rebelle, tout de la gamine désoeuvrée. Incapable de la moindre compassion, elle profite de toutes les occasions pour manipuler son entourage, mettre du sable dans l'engrenage ici et là. Par jalousie, sans doute, peut-être aussi pour se divertir. Mais elle ne s'amuse pas une seconde.

Ostermeier pose ici un regard acide sur une société où la consommation et la réussite sociale comptent plus que tout et sur le vide qu'elle peut cacher. Mais il ne juge pas, il montre. Avec une touche d'ironie ici et d'humour noir là. Patiemment, il laisse les mots et les gestes s'accumuler, laisse la mécanique s'enclencher et mener à l'inexorable.

Sa très belle machine théâtrale (l'utilisation des projections et du plateau pivotant est judicieuse) est par ailleurs servie par de formidables acteurs. Décontractée et distanciée, l'approche du jeu colle parfaitement à cet univers. Et le miroir que nous tendent ces personnages renvoie une image troublante, voire à glacer le sang.

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Jusqu'à samedi au Centre national des arts d'Ottawa. En allemand avec surtitres en français et en anglais.