Quand on entre dans les bureaux vastes et lumineux du théâtre Ubu fondé il y a 25 ans par Denis Marleau, on ne voit qu'une chose: l'immense rosace de l'église St. James qui remplit la totalité des baies vitrées du local.

On n'est pas à l'église, mais c'est tout comme. On est un peu aussi dans une galerie puisque qu'à un jet de pierre des bureaux d'Ubu s'élève le Belgo, centre nerveux de l'univers galeriste montréalais où pullulent des dizaines de galeries et d'ateliers de peintres.

Trois coins de rue plus loin se dresse le Musée d'art contemporain, là où, pour ainsi dire, tout a commencé pour Denis Marleau. C'est en effet ce musée, qui à l'époque logeait à la Cité du Havre, qui lui a commandé son premier spectacle Coeur, gaz et autres textes Dada, en 1982.

Dix ans plus tard, lors de l'inauguration de nouveau musée rue Sainte-Catherine, Marleau a signé le spectacle inaugural, La victoire sur le soleil, un opéra russe suprématiste de 1912 qui célébrait le triomphe de l'homme sur la nature et la suprématie de la machine.

Puis, encore dix ans plus tard, lors d'une résidence de huit mois, c'est de nouveau au Musée d'art contemporain que Marleau a mis au point ses fameuses technologies fantasmagoriques en créant le spectacle Les aveugles. Inspiré par un texte de Maurice Maeterlinck, le spectacle se voulait une réflexion sur le corps et la présence de l'acteur avec deux acteurs... absents. Céline Bonnier et Paul Savoie n'étaient en effet pas physiquement présents sur scène. Leurs visages avaient été moulés dans des masques sur lesquels on faisait chaque soir la projection vidéo des 13 personnages qu'ils incarnaient à eux deux.

Les Aveugles a étonné, séduit et consacré définitivement la réputation internationale de Marleau. Le spectacle est devenu pour ainsi dire son Casse-Noisette, avec des invitations dans tous les festivals et environ 700 représentations dans le monde entier jusqu'à ce jour.

Tout cela pour dire que même s'il est peu connu du grand public, Denis Marleau n'en demeure pas moins, avec Robert Lepage et maintenant Wajdi Mouawad, une figure emblématique du théâtre québécois et un de ses plus grands ambassadeurs sur la scène internationale. Au prestigieux festival d'Avignon en France, il détient la palme du metteur en scène étranger le plus souvent invité. Il y était encore cette année avec Une fête pour Boris, un texte de Thomas Bernhard, un de ses auteurs fétiches qu'il retrouve cette fois dans un spectacle de culs-de-jatte où triomphe un esthétisme éclatant et une maîtrise de la technologie et de la vidéo stupéfiante.

Pas de techno pour la techno

Dans ce spectacle cruel créé au FTA en mai, Marleau mêle projections vidéo et marionnettes et crée un dispositif scénique des plus déroutants pour accueillir 13 culs-de-jatte interprétés par un seul acteur, le Belge Guy Pion.

L'effet visuel est si saisissant qu'après une représentation à Avignon, le designer Jean-Paul Gaultier est allé retrouver Marleau en coulisses pour lui signifier son désir d'une éventuelle collaboration. Même s'il ne peut en parler, les deux vont probablement collaborer à l'élaboration de l'expo Gaultier au Musée des beaux-arts de Montréal.

«Boris, c'est une recherche sur les marionnettes, sur l'effigie, sur la représentation et le travestissement, explique-t-il. C'est une mise en abyme de l'acteur, un jeu sur l'image et l'artifice, mais ce n'est pas à proprement parler une fantasmagorie technologique dans la mesure où il s'agit avant tout d'une pièce de théâtre. Alors oui, il y a un jeu avec la technologie, mais dans cette pièce comme dans toutes les autres que j'ai montées, la technologie est toujours au service du personnage et non le contraire.»

Ce dernier point, Denis Marleau y tient comme à la prunelle de ses yeux. Pas question de faire de la techno pour de la techno. Le texte, pour Marleau, est primordial. Et quand ce texte est radical, caustique, cruel et... autrichien, c'est encore mieux. À cet égard, Denis Marleau s'inscrit à contre-courant dans la mouvance québécoise. Son théâtre n'est jamais naturaliste, réaliste ou identitaire. Exception faite de Normand Chaurette, la plupart des auteurs qu'il met en scène - Maeterlinck, Koltès, Thomas Bernhard, Beckett, Tabucci et bientôt Jelinek - sont des intellectuels européens, froids et austères.

«Ils font partie de ma famille d'auteurs, plaide Marleau. Au lieu de parler du monde d'aujourd'hui à travers les Grecs ou Shakespeare, je le fais à travers des auteurs radicaux du XXe siècle.»

Pas un appel au désespoir

Au mot radical, il faudrait peut-être aussi ajouter le mot désespoir tant ce qui naît sous sa baguette sur scène est noir et désespéré. Mais Marleau refuse de voir ses maîtres comme des adeptes du désespoir, tout comme il refuse l'expression «professeurs de désespoir» lancée par Nancy Huston dans un livre du même nom où elle posait la question suivante: à quoi est dû cet écart grandissant entre ce que nous avons envie de vivre (solidarité, générosité, démocratie) et ce que nous consommons comme culture (transgression, violence, solitude, désespoir)?

À cette question délicate, Denis Marleau se contente de répondre que ce n'est pas parce qu'un auteur questionne sa société qu'il est désespéré. «Il n'y a personne qui meurt dans Une fête pour Boris. La pièce est une métaphore de l'Autriche, amputée, malade depuis son adhésion au nazisme, une adhésion qu'elle a toujours refusé d'admettre et qui n'a fait qu'amplifier le malaise. Ce que Bernhard nous offre, c'est une critique féroce de son pays, pas un appel au désespoir.»

Pour régler la question une fois pour toutes, Marleau ajoute qu'il est lui-même le contraire d'un homme désespéré.

«En fait, je suis quelqu'un de très heureux. Depuis 10 ans, je vis et je travaille très étroitement avec Stéphanie Jasmin, la femme que j'aime et avec qui je partage tout, y compris la direction artistique de nos spectacles. Nous avons adopté une petite Chinoise qui a aujourd'hui 4 ans et avec qui nous voyageons constamment. Je monte des auteurs que j'adore. Je crée dans la plus grande liberté et ce que je fais semble avoir une résonance. Bref, j'ai beaucoup de plaisir dans la vie et aucun talent pour le désespoir.»

Pas d'objectif commercial

Mais encore. Qu'est-ce qu'un Québécois de 55 ans, né à Salaberry-de-Valleyfield, fils d'un directeur d'école et diplômé du Conservatoire d'art dramatique de Montréal, peut avoir en commun avec un misanthrope autrichien, malade et souffreteux qui, jusqu'à sa mort en 1989, a entretenu un rapport haineux avec son pays?

La question est valable pour Elfriede Jelinek, que Marleau entend monter en 2010 et dont les prises de position féroces contre l'Autriche rejoignent celles de Bernhard.

«Ce que j'ai en commun avec ces auteurs? Je l'ignore, mais on peut dire que l'Autriche et le Québec ont certains points en commun. Pas le nazisme évidemment, mais l'Autriche et le Québec sont de petites sociétés qui ont environ la même population et qui ont vécu sous le joug de l'Église catholique longtemps.

«Pour le reste, ce qui m'intéresse par-dessus tout, ce sont les textes profonds et denses qui évoquent un malaise et provoquent un inconfort. Je sais que ça peut déplaire à certains, mais je ne suis pas engagé dans une démarche pour plaire à tout prix. Je n'ai pas d'objectif commercial. Et ce qui est formidable, c'est que cette démarche-là, même si elle est singulière et plus difficile, n'en demeure pas moins possible dans le Québec d'aujourd'hui. Évidemment, si je n'avais pas de reconnaissance internationale, ce serait plus ardu, mais je suis reconnu, on m'appuie et on m'encourage.»

Denis Marleau n'a pas tort. Suffit de lire les critiques élogieuses que la presse, d'Avignon jusqu'à la Slovénie en passant par l'Espagne et la Belgique, a réservé à ce nouveau spectacle pour saisir l'ampleur de sa reconnaissance internationale. Reste une ultime étape: le retour au bercail pour Boris, la bonne dame et sa suite de culs-de-jatte. Denis Marleau n'est pas inquiet. Ni désespéré. Qu'on se le tienne pour dit.

Une fête pour Boris, du 4 au 20 février à l'Usine C.

Photo FTA