Radical. Tranchant. Sans concession. Les termes souvent accolés au Théâtre Péril semblent destinés à faire fuir les amateurs de théâtre moins avertis. Christian Lapointe, directeur artistique de la compagnie établie à Québec, admet qu'il ne fait pas un théâtre «qui veut te faire oublier ta journée».

Ce qu'il réfute, toutefois, c'est l'étiquette «hermétique» qu'on tente aussi de lui faire porter.

Ses envies ne l'orientent pas vers le théâtre le plus accessible. Il a un faible pour Yeats et son théâtre symboliste. Il s'est mesuré à Axël, de Villiers de l'Isle-Adam, pièce réputée injouable. Chaque fois, son objectif a été «d'ouvrir» ces textes. «Je fais la distinction entre le théâtre qui veut ressembler aux Ice Capades et le théâtre d'art, affirme-t-il sans sourciller. Ce qui ne veut pas dire que Limbes n'est pas un show divertissant, mais il oblige à penser autrement.»

Il marque une courte pause, puis se reprend: «Il oblige à penser.» Nuance capitale. Peu importe les choix qu'il fait, Christian Lapointe fait un théâtre engagé, en ce sens que sa principale préoccupation est d'interroger la condition humaine. Sa matière, c'est l'humanité dans l'être humain, le vivant. Sa quête esthétique ne trouve son sens qu'à travers un théâtre social. «La friabilité de la vie, ça reste LE sujet au théâtre», juge-t-il.

Se remettre au monde

Avec Limbes, déjà présenté à Québec et à Ottawa, le metteur en scène souhaitait faire le bilan de ses 10 années de création théâtrale. «Je voulais voir comment, après 10 ans, je pouvais me mettre au monde, m'affranchir de mes influences», dit-il. Que doit faire l'élève pour surpasser le maître? L'assassiner. Le détruire.

Christian Lapointe a donc repris son dialogue entrepris en 2000 avec Yeats. Fasciné par ses pièces sur le Christ (Calvaire, Résurrection, Purgatoire), il a entrepris de les monter, de les réécrire, de les «profaner» et de les fusionner avec sa propre écriture.

Limbes, explique-t-il, se déroule en trois temps. L'amorce plonge l'assistance dans ce théâtre symboliste et cérémoniel cher au metteur en scène avant de le propulser, au bout d'une heure, dans une forme performative «très grotesque», qu'il qualifie volontiers de «dérangeante». «On arrive à toucher ce que j'appellerais le mauvais goût de notre société», annonce-t-il.

Cet excès censé faire écho à l'époque contemporaine (dont il fustige la «médiocrité» et la «futilité») lui a donné du fil à retordre. L'approche qui s'est imposée a d'abord suscité en lui un malaise, qui trouve son prolongement dans une question fondamentale pour un homme de théâtre du XXIe siècle: comment fait-on pour poser un regard juste sur le monde à une époque où le trash est devenu un objet d'art à consommer comme les autres?

Puis, en guise d'épilogue, il ramasse les trois pièces de Yeats, les versions qu'il a réécrites et les «empile». «Ça devient une espèce d'installation vidéo», révèle-t-il. Limbes proposerait ainsi un voyage à travers la forme, du théâtre ancestral, rituel, à l'art contemporain. Le regard est alors tourné vers le futur. «J'essaie toujours de voir comment le théâtre peut-être oracle d'une époque à venir très proche», dit le créateur.

Sortir de Limbes

Limbes, malgré son côté «spectacle bilan», ne marquera pas une rupture nette pour le Théâtre Péril. Son directeur n'envisage pas une trajectoire artistique comme un livre structuré par des chapitres, mais comme un chapelet. «Chaque spectacle est une boule du chapelet», illustre-t-il.

Ainsi, bien qu'il dise avoir fait table rase avant de créer Trans (e), qui prendra l'affiche en avril au Théâtre d'Aujourd'hui, il ne s'agit pas pour lui d'un nouveau départ. Comme chaque fois, il cherchera à inventer un langage propre à cette histoire où il est question d'un transgenre qui «se démembre morceau par morceau au centre d'un dépotoir gigantesque».

L'image du shemale s'est imposée à lui comme figure symbolique de l'humanité entière - hommes et femmes. «Pour moi, la scène est le dernier lieu où on peut être entier», affirme Christian Lapointe. S'attacher à ce symbole est aussi une manière de défier la société binaire et de poser une autre des grandes questions de l'existence: où sommes-nous?

«Quelqu'un qui n'est pas dans le bon corps ne sait pas où il est, estime l'artiste. C'est comme ça que je me sens quand je regarde le ciel.» Vu d'ici, c'est une intrigante façon de présenter les choses.

Limbes, du 19 au 30 janvier à La Chapelle.

Trans (e), du 6 au 10 avril, à la salle Jean-Claude Germain du Théâtre d'Aujourd'hui.