Deux tables et quelques chaises, des pichets de bière, un peu de scotch puisé clandestinement dans un sac à dos et un billard; une taverne. Michel & Ti-Jean est, à certains égards, une histoire de taverne, lieu où l'ivresse permet d'échapper au réel. Mais la pièce présentée au Centaur est surtout une formidable machination littéraire qui raconte l'Amérique française à travers les yeux de deux grands écrivains: Jack Kerouac et Michel Tremblay.

L'action se déroule en 1969, peu de temps avant la mort du king of the beat generation. Un jeune Michel Tremblay (Vincent Hoss-Desmarais), encore sur le nuage du succès des Belles-soeurs, a fait le voyage jusqu'en Floride pour rencontrer Kerouac (Alain Goulem) et lui faire lire sa pièce. Il a débusqué l'auteur dans le bottin de téléphone et a convaincu sa mère de lui dire où il pourrait le trouver. «Je sais parler aux mères», dira-t-il, au romancier médusé.

Kerouac, bourru, se méfie de ce canuck qui se dit écrivain. Écrasé par sa célébrité et parano au point de croire que tous ceux qui l'abordent veulent forcément lui soutirer quelque chose, il fait le paon et se moque du jeune Tremblay. Avec sa candeur d'idéaliste, ce dernier parvient néanmoins à fissurer l'armure du roi alors en pleine déchéance.

Tremblay n'a jamais traversé l'Amérique en autocar pour aller trouver Kerouac. George Rideout, dramaturge né au Texas et désormais établi dans les Cantons-de-l'Est, a tout inventé. Tout, sauf l'essentiel: l'importance de leur bagage canadien-français catholique dans l'édification de leurs oeuvres respectives.

Deux heures durant, à la faveur d'une discussion passionnée, marquée par les emportements poétiques de Kerouac et l'exaltation juvénile de Tremblay, Rideout met habilement au jour les correspondances entre les deux écrivains. L'influence de la musique - le jazz chez Kerouac, l'art lyrique chez Tremblay -, les racines ouvrières, le silence du père et l'essentielle omniprésence maternelle. Il dessine, dans les marges, les tentacules de la diaspora canadienne-française en Amérique.

Le face-à-face s'avère stimulant, drôle et parfois même touchant. D'autant plus qu'il est incarné par deux très bons acteurs. Alain Goulem rend avec panache la verve jazzée de Kerouac. Vincent Hoss-Desmarais navigue habilement entre deux pôles: extrême déférence envers l'idole et fermeté lorsqu'il s'agit de défendre ses choix dramaturgiques ou ses convictions anticléricales.

Duel intime, mais aussi rendez-vous avec l'Histoire, Michel & Ti-Jean n'est pas seulement une bonne idée, c'est une oeuvre dramatique habilement construite. La mise en scène de Sarah Garton Stanley, elle, repose tout entière sur le jeu des acteurs. Et si l'essentiel s'appuie sur une approche naturaliste, le spectacle s'offre aussi de petits moments de fantaisies, dont ce numéro où, sous l'impulsion de Kerouac, il parodie les Belles-soeurs comme s'il s'agissait d'un cartoon qui se déroule dans une basse-cour.

Souhaitons que la pièce trouve son chemin jusqu'à une scène francophone. En attendant, la version originale anglaise présentée au Centaur vaut le détour pour qui s'intéresse à notre littérature et à l'espace imaginaire nord-américain.

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Jusqu'au 7 mars au Centaur.