La prodigieuse machine qu'est Ex Machina, c'est-à-dire cette capacité de fusionner technologie et théâtre, ne sert pas toujours Robert Lepage. Pensons à un spectacle beau mais somme toute superficiel comme Le dragon bleu. Lipsynch, présenté depuis samedi au Théâtre Denise-Pelletier, c'est tout le contraire. Ici, le maître des illusions se fait d'abord conteur et offre une émouvante fresque sur la nature humaine.

Lipsynch est le récit croisé de plusieurs personnages en quête de leurs origines. Déployé en neuf tableaux d'une durée totale de huit heures et demie, ce spectacle foisonnant s'articule autour du destin de Jeremy (Rick Miller), orphelin adopté par une chanteuse d'opéra (Rebecca Blankenship) qui, pour trouver sa voie, commence par vouloir retracer l'histoire de sa mère biologique.

Trouver sa voie, dans ce spectacle polyglotte qui multiplie les allers-retours entre l'Europe et les deux Amériques, c'est souvent chercher une voix. Marie (Frédérike Bédard), chanteuse et comédienne spécialiste du doublage, voudrait par exemple reconstituer celle de son père disparu. L'inverse est aussi vrai: on peut vouloir s'affranchir de ses origines en gommant son accent et en changeant son parler. Voix, et par extension parole et langage, sont ici synonymes d'identité.

S'appuyant sur cette idée maîtresse, Robert Lepage et ses nombreux collaborateurs ont tissé un réseau de sens solidement ancré dans les trajectoires d'un riche éventail de personnages. Les uns, documentaristes, artistes ou spécialistes de l'empreinte vocale, cherchent l'authenticité derrière la parole. Les autres sont passés maîtres dans l'art de la manipuler: ingénieur du son, animateur radio au timbre formaté ou préposé au service à la clientèle faussement empathique.

La capacité de l'art à exprimer une vérité est elle-même interrogée à travers la lecture de poèmes en exploréen, langue libre inventée par Claude Gauvreau, et le tournage d'un film dans lequel Jeremy transpose ce qu'il croit avoir été la vie de sa mère. Ce spectacle-fleuve rappelle enfin que, en cette époque où même les objets peuvent parler (voiture, frigo, répondeur), les êtres humains communiquent encore difficilement.

Fausses pistes

Lipsynch offre bien sûr quelques scènes typiques du théâtre de Robert Lepage, notamment lors du premier tableau, qui s'amorce dans un avion et se poursuit dans un train, puis dans le métro de Londres. Encore une fois, les dispositifs scéniques sont d'une polyvalence à couper le souffle. Un minimum d'accessoires pour un maximum d'efficacité, aussi rendue possible par les éclairages ciselés d'Étienne Boucher.

L'ingénieuse mise en scène s'attarde cependant moins à l'image qu'à l'environnement sonore. Lipsynch tire sa force de l'orchestration, du découpage, voire de la manipulation des dialogues et des voix. Les renversements de perspective sont d'ailleurs moins visuels qu'auditifs. Plus d'une fois, on est confronté à des conversations «à micro fermé» que l'on doit décoder... pour ensuite comprendre que nos déductions nous menaient sur de fausses pistes.

Si les huit heures et demie que dure le spectacle passent en un éclair, elles donnent néanmoins le temps aux créateurs de commettre des faux pas. Quelques scènes du deuxième tableau s'appuient sur un gadget vidéo aussi inutile que peu convaincant. On s'interroge également sur la pertinence du sixième tableau - très drôle, il faut l'admettre - qui relate l'enterrement du père d'un des personnages secondaires dans un petit village espagnol. Détour accessoire.

Mais ces détails entachent à peine cette extraordinaire fresque qui, malgré le déploiement technique, a su demeurer très proche des personnages qu'elle donne à voir et des acteurs exceptionnels qui leur donnent vie. Lipsynch, c'est d'abord eux: Michelle (Lise Castonguay) qui doit vivre avec ces voix dans sa tête, Sarah (Sarah Kemp), l'ex-prostituée à qui la vie ne fait pas de cadeau, ou Lupe (Nuria Garcia), vendue, violée et morte en laissant son bébé.

C'est l'addition de ces vies et de ces morts si sensiblement orchestrée par Robert Lepage qui fait qu'on a la gorge nouée lorsque Ada clôt le spectacle, le corps de Lupe dans les bras, en chantant magnifiquement un air beau à pleurer tiré de la Symphonie no 3 de Gorecki.

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Lipsynch, de Robert Lepage, jusqu'au 14 mars au Théâtre Denise-Pelletier.