Camus est un compagnon de route pour Marc Beaupré. De retour à La Chapelle, où il a présenté Le silence de la mer il y a deux ans, le comédien et metteur en scène dirige Emmanuel Schwartz dans une intrigante adaptation chorale de Caligula, première pièce de son «père spirituel».

Albert Camus était mort depuis 15 ans quand Marc Beaupré a vu le jour, au milieu des années 70. Les amitiés littéraires n'ont toutefois que faire de ce genre de considérations. Pour le jeune metteur en scène, l'écrivain et philosophe français est presque un intime. «Je me sens plus près de lui que de bien de mes contemporains, dit-il. Quand je le lis, j'ai l'impression qu'il me parle comme un ami me parlerait. Il y a quelque chose de très humain et de fraternel dans son écriture.»

 

Camus a écrit Caligula en 1938, soit quatre ans avant la publication de son célèbre roman L'étranger. Il y sonde l'esprit de l'empereur romain qui, remué par la mort de Drusilla, sa soeur et épouse, prend soudain conscience de l'absurdité de la vie. «Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable», tranche-t-il avant d'ajouter cette phrase abondamment citée: «les hommes meurent et ils ne sont pas heureux».

Caligula décide alors d'exercer sa totale liberté: il change les règles au gré de ses humeurs, manipule, rêve de décrocher la lune, gracie d'une main et condamne de l'autre. Il joue à Dieu, se joue du destin, n'hésitant pas à blesser ceux qui l'entourent, et parfois qui l'aiment, pour demeurer fidèle à sa vérité.

«J'ai trouvé très noble la révolte de cet homme qui, en découvrant que la vie n'a pas de sens, s'élève contre son empire, contre toutes les structures», expose le metteur en scène, qui a lu ce texte pour la première fois à l'adolescence. Marc Beaupré se dit par ailleurs très touché par la façon dont la pièce montre que le désir d'être authentique et intègre peut amener quelqu'un à faire du mal. «C'est une belle représentation de la vie, telle que je la perçois», dit-il encore.

Emmanuel Schwartz, qu'il a choisi pour camper Caligula, s'avoue moins camusien que son metteur en scène, mais il a fini par apprivoiser ce théâtre de la pensée. «Ce n'est pas un théâtre d'action, fait-il remarquer. Tout est déjà arrivé ou se produira après. Ce qui est donné à voir, c'est le territoire mystérieux et nuancé de la pensée. Le parti pris de Marc est juste, parce qu'il a choisi d'appuyer ça.»

Diriger les voix

Peu intéressé par l'idée de diriger des comédiens en costumes et d'essayer de suggérer avec ses petits moyens une grandeur qui nécessiterait un budget hollywoodien, Marc Beaupré a effectivement choisi de ne pas s'attarder à reproduire la Rome antique. Puisqu'il s'avérait nécessaire de conserver la dimension impériale («Caligula est à la tête d'un empire, ce n'est pas un ado de 15 ans qui confronte son père», dit-il), il a imaginé une dynamique qui ressemble à celle d'un orchestre symphonique.

Emmanuel Schwartz ne sera pas simplement Caligula, mais un coryphée, voire un chef d'orchestre, qui dirigera un choeur d'acteurs qui interpréteront les personnages clés de la pièce de Camus: Caesonia, Cherea, Scipion et Hélicon. Détail capital, tous les comédiens parleront dans des micros et leurs voix seront manipulées en direct par Caligula lui-même.

«Le conflit finit par se transporter dans le dispositif scénique qu'on a développé», raconte le metteur en scène. L'accumulation des voix trafiquées selon des techniques empruntées à la musique électroacoustique doit évoquer la foule. Caligula devient une espèce de chef d'orchestre, une position qui, pour Marc Beaupré, constitue une métaphore du pouvoir autoritaire que l'empereur exerce sur ses sujets.

Emmanuel Schwartz, qui est pourtant musicien, avoue que de pianoter sur une console de son et un échantillonneur tout en portant son propre rôle et son propre texte n'est pas une mince affaire. «Faire l'un ou faire l'autre, ça va, mais les deux en même temps, c'est un peu paniquant, dit-il. Conserver un tempo en livrant un texte qui a son rythme propre, c'est un casse-tête assez vertigineux. Il m'est arrivé à quelques reprises de demander qu'on arrête, durant les répétitions, parce que j'étais soit perdu dans les séquences, soit dans mon texte.»

Marc Beaupré sourit en écoutant son acteur évoquer ce défi qu'il lui impose. Tout doit se faire en direct, insiste-t-il toutefois, pour être «transparent» vis-à-vis des spectateurs, c'est-à-dire pour que ceux-ci aient sous les yeux les instruments avec lesquels il tente de créer la magie du théâtre. C'est sa manière à lui d'afficher son désir d'absolu.

Caligula, du 29 avril au 15 mai à La Chapelle.