Du jeu de société géant imaginé par le Catalan Roger Bernat au parcours urbain Tu vois ce que je veux dire? plusieurs productions invitées au Festival TransAmériques bousculent le rapport que le spectateur entretient avec le spectacle. Que faire pour sortir l'assistance de sa zone de confort?

On entend souvent des acteurs et des metteurs en scène affirmer que le spectateur n'est jamais passif au théâtre. Ce n'est pas si vrai. Nombre de productions ne demandent rien de plus au spectateur que de bien vouloir croire à ce qu'il voit et de rester bien assis dans son siège. Ce n'est pas suffisant, estime le metteur en scène Ivo Van Hove.

«Les gens recherchent de nouvelles expériences. Ne leur donner que l'impression de regarder la télé ne suffit pas puisqu'ils peuvent le faire à la maison, fait valoir le directeur du Toneelgroep d'Amsterdam. Il faut leur offrir une expérience différente au théâtre et explorer la relation entre les acteurs et les spectateurs est l'une des façons d'y parvenir.»

Le maître d'oeuvre de Tragédies romaines un spectacle fleuve qui rassemble trois pièces de Shakespeare n'est pas seul dans son camp. D'autres chorégraphes et metteurs en scène invités au Festival TransAmériques cherchent aussi des moyens d'impliquer les spectateurs. Tous appliquent le même principe: revendiquer le corps du spectateur, l'impliquer jusqu'à l'extirper de son fauteuil.

«Participaction»

Ivo Van Hove a trouvé un bon truc : il donne aux spectateurs la permission de se lever. L'assistance, placée dans un environnement qui rappelle celui des centres de congrès, peut entrer et sortir de la salle, s'installer au bar ou sur scène et même suivre l'action sur l'un des écrans de télé qui seront déployés au Monument-National.

«L'atmosphère est très relaxe», assure le metteur en scène belge. Ce qui fait notamment écho, dit-il, à l'atmosphère qui régnait au théâtre à l'époque élisabéthaine : «Le théâtre était alors un événement social, les gens parlaient et pique-niquaient. On a voulu recréer ce genre d'environnement social normal, tant pour les acteurs que pour l'assistance.»

Wajdi Mouawad a fait le choix diamétralement opposé pour Ciels, ultime volet de sa tétralogie Le sang des promesses: il emprisonne littéralement les spectateurs dans l'aire de jeu et les installe sur des tabourets pivotants. L'idée d'enfermement renvoie à la pièce elle-même où il est question d'attentat terroriste et de spécialistes du décryptage retranchés dans un lieu secret.

Puisque la pièce se déroule tout autour des spectateurs, ceux-ci doivent se mouvoir pour suivre l'action. Wajdi Mouawad expliquait récemment que, en plus de demander un effort au plan de la posture, ces déplacements obligés installent une forme de «solidarité» entre les spectateurs. «Et puis je trouve belle l'idée qu'on soit assis sur un fauteuil qui n'est pas tout à fait confortable pour parler de la misère du monde», confiait-il également au quotidien Le Droit.

Spectacle intérieur

Le Catalan Roger Bernat, lui, ne travaille jamais à partir d'un texte dramatique. Pour Domaine public, sa matière première est le spectateur lui-même. «Ce qu'on fait, c'est une espèce de jeu de société où le public est confronté à lui-même en tant que groupe», explique-t-il. Ainsi, chaque participant est coiffé d'un casque d'écoute et doit obéir à des consignes couplées à des questions. Elles sont parfois banales - «Pensez-vous à acheter de nouvelles chaussures? Si oui, allez vers la droite...» et parfois plus impudiques «Avez-vous déjà volé?»

Au fil des réponses, les groupes se font et se défont, donnant l'illusion d'un mouvement concerté. C'est la partie visible de l'oeuvre, celle qui explore la cohésion sociale. Ce que vit le «spect-acteur», inévitablement confronté à des souvenirs éveillés par l'une où l'autre des 300 questions posées durant l'expérience, demeure caché.

Martial Chazallon et Martin Chaput ont trouvé, eux aussi, le sentier qui mène à ce qu'on a envie d'appeler le spectacle intérieur. Plutôt que donner à voir, ils ont pensé donner à vivre et faire du corps du spectateur le siège de la représentation. D'où Tu vois ce que je veux dire?, parcours urbain au cours duquel les participants seront guidés les yeux bandés dans les quartiers Villeray et Parc-Extension.

«C'est une invitation à la rêverie et à la rencontre», estime Martial Chazallon. Plongé dans le noir, le marcheur ne peut bien sûr faire autrement que de se fier à son guide et à ses sens, puis à laisser les images ou les souvenirs surgir. C'est aussi une prise de contact immédiate avec soi. «Peur, excitation, détente, le corps parle tout de suite», constate le chorégraphe.

«Il y a une histoire du théâtre qui s'appuie d'abord sur la littérature, mais il y a une autre histoire du théâtre, qui dure depuis des milliers d'années, et qui vise à offrir une expérience plus complète où le corps, la musique et l'événement lui-même constituent des éléments importants de l'objet», fait valoir Roger Bernat.

Selon lui, il est primordial de ne pas faire des spectateurs des gens passifs, simplement hypnotisés par la beauté et la force des images. Il faut redonner une dimension mythique au rendez-vous théâtral et en faire un lieu où le public se confronte à lui-même. «Comme nous travaillons avec le public, conclut-il, c'est à nous de penser ce qu'il est au XXIe siècle.»

Le Festival TransAmériques se déroule du 27 mai au 12 juin. Horaire complet: www.fta.qc.ca