Le Festival TransAmériques bat son plein depuis jeudi et se poursuit jusqu'au 12 juin. Un des ses moments forts est la reprise de The Dragonfly of Chicoutimi, de Larry Tremblay, qui n'a jamais été remontée depuis sa création il y a 15 ans. Claude Poissant s'y frotte, mais transforme ce foisonnant solo construit sur des malaises identitaires celui du Québec, entre autres en une oeuvre chorale pour cinq acteurs.

Gaston Talbot, l'unique personnage de The Dragonfly of Chicoutimi, est un être difficile à cerner. Émergeant d'un long épisode d'aphasie, il semble poussé par un irrépressible besoin de se raconter. De tout dire de lui et de cette journée ensoleillée, pourtant funeste, où il jouait près de la rivière aux Roches avec son ami Pierre Gagnon. Mais entre vérité et invention, il tourne souvent les coins ronds.

 

Sa conférence-confession, ponctuée d'affirmations et de rétractations, il la prononce de plus dans une langue bâtarde. Gaston Talbot, né à Chicoutimi, s'exprime dans un anglais rudimentaire et bancal fait de courtes phrases dont la structure est souvent calquée sur le français. Une langue tout sauf naturelle, manifestement apprise sur le tas. Probablement celle d'un assimilé.

«J'ai écrit la pièce parce que j'étais hanté par la problématique du français en Amérique du Nord, affirme Larry Tremblay, qui l'a lui-même portée à la scène au milieu des années 90. Je me sentais fragilisé par la disparition progressive de ma langue en Amérique du Nord.» Ainsi, Gaston Talbot, cet être mal assuré et anglicisé, est bel et bien une métaphore du Québec, même s'il serait maladroit de réduire la pièce à cette unique équation.

En 1995, lorsque Jean-Louis Millette a prêté son corps et sa voix à ce personnage fragile, le Québec se trouvait en effet à un moment charnière de son histoire. Jacques Parizeau, fraîchement élu premier ministre de la province, s'apprêtait à tenir un référendum sur la souveraineté. La confrontation Québec-Canada atteignait son paroxysme. Quinze ans plus tard, le divorce semble moins envisageable, mais le malaise identitaire n'as pas disparu pour autant.

«On n'est pas sorti du bois linguistique», constate Larry Tremblay, citant ces études concernant la régression du français qui soulève périodiquement les passions. «Pour moi, la perte de la langue française est une chose grave, affirme pour sa part le metteur en scène Claude Poissant, et c'est l'un des moteurs de mon désir de monter cette pièce-là.»

Dragonfly mondialisé

Peu friand de solo («Au théâtre, j'aime la rencontre entre les acteurs», dit-il), Claude Poissant a instinctivement songé à démultiplier le personnage de Gaston Talbot. Cinq comédiens se partageront donc le rôle: Dany Boudreault, Patrice Dubois, Daniel Parent, Étienne Pilon et Mani Soleymanlou. «À la limite, ce pourrait être cinq Gaston Talbot», avance le metteur en scène, qui préfère toutefois dire que chacun porte une partie de l'univers du personnage.

La multiplication des Gaston contribue bien sûr à donner un aspect collectif au drame et au malaise identitaire. Ce qui correspond à l'actualité: entre débats linguistiques et accommodements raisonnables, l'identité québécoise ne cherche plus seulement à se définir par rapport au reste du Canada, mais aussi par rapport aux cultures du monde entier.

«Je pense qu'il y a un peu de ça dans la proposition de Claude, juge Larry Tremblay. C'est fort possible que la multiplication des corps de Gaston Talbot induise ce phénomène-là du Québec contre la mondialisation, plutôt que du Québec contre le Canada.»

«Il y a plusieurs points de vue, maintenant», confirme Claude Poissant, évoquant rapidement le multiculturalisme. Le metteur en scène estime que, s'il était important que, à la création, le personnage soit incarné par un acteur du même âge, le multiplier «est une façon de rendre la parole à d'autres».

Dragonfly choral

Larry Tremblay, qui avait assisté à un enchaînement au moment de l'entrevue, faisait preuve d'enthousiasme quant à la proposition de Claude Poissant. «Il a orchestré le texte en donnant des coloris ou des tonalités aux acteurs, ce qui fait qu'ils sont chargés d'un, deux ou trois aspects de Gaston, dit-il. Ils deviennent comme un point focal, mais puisqu'ils sont cinq, il y a des contrepoints. C'est comme un quintette et il y a des moments où ils sont fusionnés. C'est ce qui crée la performance du texte.»

«Il y a une musicalité dans le travail choral, qui fait que j'ai l'impression d'entendre mieux ce qu'il y a derrière, les multiples couches d'un texte, expose Claude Poissant. J'ai l'impression que le travail choral oblige le spectateur à un abandon et aussi à un certain effort pour aller fouiller dans des contrées un peu plus exigeantes. Ça fait du bien, dans une société où on a de la misère à dépasser le premier degré.»

The Dragonfly of Chicoutimi, les 30 et 31 mai et le 1er juin à Espace Go.

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L'empreinte de Jean-Louis Millette

Personne n'a osé monter The Dragonfly of Chicoutimi depuis que Jean-Louis Millette a créé le personnage de Gaston Talbot dans une mise en scène de l'auteur. Ce fut assurément l'un des grands rôles de ce comédien remarquable, et aussi son dernier. Jean-Louis Millette reprenait en effet périodiquement Dragonfly... depuis quatre ans lorsqu'il est mort subitement. Son visage, qui orne la page frontispice de l'édition du texte publiée aux Herbes rouges, demeure intimement associé au personnage. «On est resté marqué en raison de l'événement malheureux, admet le dramaturge Larry Tremblay. Ça a comme cristallisé le rôle dans l'esprit et le coeur des gens.» Jean-Louis Millette préparait une tournée québécoise de The Dragonfly of Chicoutimi au moment de sa mort, à l'automne 1999.