L'argument servi pour justifier la présentation de tel ou tel classique est souvent une variation sur le thème «c'est tellement actuel». Encore faut-il joindre la parole à l'acte et proposer une mise en scène qui témoigne de cette fameuse «actualité». Ce qu'a fait Ivo Van Hove. Son audacieuse adaptation Tragédies romaines décape sérieusement Shakespeare et transforme des conflits de la Rome Antique en miroir de la machine politique contemporaine.

Le parti pris pour la modernité s'affiche d'emblée. La scène du Monument-National prend l'allure d'un vaste intérieur anonyme, entre la salle de congrès et la suite d'un hôtel au design générique: canapés modulaires gris, quelques plantes vertes et, un peu partout, des écrans plats sur lesquels le spectacle est rediffusé avec sous-titres français et anglais. Un coin de la scène servira par ailleurs de plateau de télé. Comme quoi en politique, le nerf de la guerre, c'est l'image.

Dans Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre, Shakespeare décortique les mécanismes de la démocratie romaine et scrute les motivations des politiciens: l'ambition de Coriolan, ce noble qui méprise le peuple; l'idéal qui pousse Brutus à assassiner César; l'opportunisme d'Octave; la simple soif de pouvoir, bien sûr, mais aussi l'usure qu'on perçoit chez ceux qui, comme Antoine, en jouissent.

Plus fidèle à l'esprit qu'à la lettre, Ivo Van Hove, directeur du Toneelgroep d'Amsterdam, a coupé beaucoup dans le texte. Puis, il a confié à des femmes les rôles de Cassius et Octave César. L'aspect le plus fascinant sa mise en scène tient cependant à l'acuité avec laquelle il met en valeurs les discours de ces hommes et femmes de pouvoir interchangeables (ils sont tous habillés pareil, à quelques nuances près) et l'appareillage destiné à les formater. Chaque politicien est en effet entouré d'un groupe de stratèges et de conseillers discrets, qui rappellent immanquablement ces visages anonymes qu'on voit toujours rôder autour de nos élus.

Tragédies romaines donne en effet l'impression de passer six heures dans les coulisses du pouvoir et même de les arpenter, puisque les spectateurs sont invités à monter sur scène. On se trouve alors au coeur de la «war room», c'est-à-dire ce cercle restreint au sein duquel se dessinent les stratégies électorales, s'affinent les plans de communications, se fomentent les putschs, s'échafaudent les guerres et se négocient les trahisons. On pense immédiatement aux cellules de crise de la série américaine 24 h.

Les écrans plats déployés sur scène (et même dans le hall du Monument-National) s'avèrent un outil scénographique particulièrement éloquent. Ils renvoient bien sûr à la télé, fenêtre par laquelle on suit l'actualité, tout en rappelant que la caméra ne montre jamais qu'une partie du réel. En soulignant aussi que la politique tel que pratiquée à l'ère des chaînes d'information continue est une vaste mise en scène. Ce que la conférence de presse organisée après la mort de César, et pendant laquelle Antoine déroge du plan de match, donne à voir de manière percutante.

Coriolan, qui débute dans un vacarme du tonnerre (toutes les scènes de guerre sont symbolisées par une pétarade de percussions), s'impose d'emblée comme le joyau caché de cette époustouflante trilogie. Son ballet diplomatique est superbement servi par la brillante mise en scène d'Ivo Van Hove, par ailleurs livré par une distribution formidable (l'acteur qui joue Antoine, est particulièrement bon).

Tragédies romaines perd bien sûr son souffle à quelques reprises. On meurt longtemps chez Shakespeare et la finale d'Antoine et Cléopâtre s'avère pénible…. En cherchant l'effet de surprise, il arrive aussi que le spectacle néglige l'émotion. Ainsi, on s'amuse de la réaction des passants lorsqu'un acteur sort sur le boulevard Saint-Laurent le temps d'une tirade. Le problème, c'est que ce n'est pas censé être drôle. Des détails, au vu de l'ensemble.

L'audacieux spectacle concocté par Ivo Van Hove marquera assuérement les esprits par son intelligence et l'habileté avec laquelle il tire la substance des pièces de Shakespeare pour montrer en quoi elles parlent d'aujourd'hui. Une expérience rare, à coup sûr. La barre est haute pour le reste du Festival TransAmériques.

>>>Ce soir et demain, 16 h, au Monument-National.