Il y a des pièces qu'on n'oubliera jamais. C'est le cas de Sauce brune de Simon Boudreault, créée l'an dernier à Espace libre et reprise à compter de demain. Une sacrée pièce salée, où le sacre à la québécoise est servi à toutes les sauces. Pour l'occasion est organisée une série de rencontres, l'événement Sacrée Sauce brune, avec des experts de la question, dont Biz de Loco Locass et Artiom Koulakov, venu de Russie où il étudie notre langue sacrée...

Pièce coup de poing, Sauce brune «fesse» fort avec son texte émaillé de sacres et ses quatre comédiennes exceptionnelles (particulièrement Johanne Fontaine, hallucinante, et qui suspendra son traitement contre le cancer de l'intestin pour redevenir l'incroyable Armande moustachue!). Elles incarnent quatre femmes qui travaillent dans une cafétéria scolaire, avec une verdeur de langage qui ferait rougir Michel Chartrand. Et un désarroi qui émouvrait même le plus tatillon ayatollah de la langue française...

Pour se pencher vraiment sur le sacre et sa fonction, Espace libre a invité notamment Artiom Koulakov, linguiste russe qui étudie le français québécois à l'Université d'État de Saratov Tchernichevsky. Fan d'Émile Nelligan et de Michel Tremblay, il travaille à un dictionnaire français-russe des jurons, sacres et insultes québécoises. Joint par téléphone à Saratov, il explique, dans un français impeccable, l'intérêt particulier du sacre à la québécoise: «En Europe, les jurons sont presque tous d'ordre sexuel ou scatologique. Le Québec s'en distingue en recourant à un vocabulaire essentiellement religieux; ce sont les sacres.

«En général, reprend-il, les sacres et jurons sont considérés comme des mots secondaires dans une phrase, ils servent d'interjection aux côtés des mots ordinaires qui jouent un rôle primaire en exprimant une idée. Mais au Québec, les sacres occupent souvent le rôle primaire, et ils peuvent exprimer et désigner des tas de choses, en autant qu'on connaisse le contexte: si je dis «Le criss m'a crissé en bas», on comprend tout à fait ce que je dis si on sait de qui il est question et si on connaît l'endroit où s'est passé l'événement. C'est fascinant, car les Québécois se sont ainsi créé un système ouvert, où on peut former à l'infini des jurons et des sacres tout en s'exprimant.»

M. Koulakov a lu avec intérêt la pièce de Simon Boudreault et entend bien la voir trois fois au cours de son passage au Québec pour la semaine thématique autour de Sauce brune (ce sera son deuxième séjour au Québec). Il a été frappé par tout ce que le texte révèle même s'il recourt essentiellement à des mots «vulgaires» qui donnent un incroyable rythme aux propos. Et il est ébahi par l'inventivité des «faux sacres» (dire «tableau» au lieu de «tabarnak» par exemple), très nombreux chez nous.

«On lève le nez sur les sacres et jurons, dit-il, mais c'est parce qu'on ne réalise pas à quel point ils sont indispensables à la personnalité d'une langue: j'ai fait l'expérience de demander dans la rue les mots les plus typiques du russe, par exemple, et plus de 60 % des répondants nous suggéraient des jurons. Il ne faut pas éviter le sacre. Il est fondamental à l'identité linguistique. Et, bien que cela puisse ne pas plaire comme commentaire, il faut donc remercier l'église catholique: c'est grâce à elle si les Québécois parlent encore le français... et grâce à elle s'ils sacrent!»

«Crissement» intéressant

Extrait de la critique publiée dans La Presse du 25 mars 2009, sous la plume de Marie-Christine Blais

«On y trouve notamment ce mélange de verdeur verbale, de réalisme quasi outrancier et d'infinie tendresse pour le genre humain que professait Gravel. Simon Boudreault a en effet créé quatre personnages féminins, quatre cuisinières de cafétéria d'une école secondaire, mais surtout quatre archétypes: la femme dont l'équilibre mental est assuré par son travail (Armande), la femme définie par sa libido (Cindy), la femme amère (Sarah) et la femme victime (Martine). Et il leur a prêté un langage hallucinant: pendant 1 h 40, ces quatre femmes vont s'exprimer principalement en sacrant. En sacrant tout le temps. En remplaçant en fait pratiquement tous les mots du vocabulaire par des blasphèmes. (...) Oui, il y a un hommage discret à Michel Tremblay dans cette Sauce brune: univers exclusivement féminin, dialogues punchés, vulgarité exacerbée par des conditions de vie difficiles - et la colère de Sarah fait écho à celle d'Albertine. Mais coup de chapeau également à la forme même des Belles-soeurs de Tremblay notamment pendant les apartés, des soliloques parfois crève-coeur qui surgissent soudain, en pleine cuisine - bien qu'industrielle dans le cas de Sauce brune. Boudreault en profite au passage pour égratigner notre obsession de l'hygiène ou notre hypocrisie devant des classes sociales moins glamour. Bref, tout cela pour dire que Sauce brune, sous ses allures d'ode au sacre, de défense et illustration de la langue «québécoise extrême», est une pièce «crissement intéressante».

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Sauce brune de Simon Boudreault, en reprise à Espace libre du 24 août au 11 septembre. Événement Sacrée Sauce brune, le 28 août et les 2 et 3 septembre, avec Artiom Koulakov, Biz, Philippe Ducros, etc.