Lire Frankétienne est une expérience fascinante. L'entendre, c'est encore mieux. Le voir et l'entendre incarner dans sa chair ses mots, voire son langage, est une expérience totale pour qui tente d'entrer dans sa spirale.

On pense à Beckett, à Ionesco, à Arrabal, mais il n'y a qu'un Frankétienne. Melovivi ou Le piège, cette pièce «prophétique» écrite deux mois avant le séisme du 12 janvier, a peut-être un début, mais pourrait ne jamais avoir de fin. Les personnages, A et B, pris au piège dans des décombres après un désastre, délirent dans la langue de Frankétienne pendant plus d'une heure, pour ne pas sombrer. «Nous sommes partout et nous ne sommes nulle part» disent-ils à l'unisson. Ils sont dans un espace remplis d'objets devenus inutiles -sur scène, des boîtes, des pierres, un divan, un ordinateur, des papiers, pêle-mêle mais «le décor n'est qu'un prétexte existentiel dérisoire». Un espace «déchiqueté, écharpillé, déchalboré, découronné, débondaré, diffoiré, défalqué, débois »... en fait, il n'y a plus d'espace. « Nous sommes assiégés par les débris et les cadavres », ça sonne terrible quand on pense au 12 janvier.

Et pourtant, personne n'aurait pensé rire autant en assistant à cette pièce dont la prémonition fait frissonner. On y chante, on y danse, on y fait des blagues sur les grands de ce monde, on rit des «problématiques» et de la problématique elle-même, de Google, Yahoo, Facebook, des sommets internationaux où l'on trouve les solutions à tout, avant d'aller à un autre sommet international. Frankétienne, aux côtés du jeune Garnel Innocent, incarne à la fois le sage et le fou, il lui demande de ne pas se laisser contaminer par la bipolarisation et la rationalisation à outrance, lui dit que nous sommes tous reliés, qu'il faut de l'unité dans la diversité. Le jeune homme se rebiffe parfois, il ne veut pas être l'esclave de son texte. «Mais il n'y a pas de texte!» lui répond Frankétienne. Lui, il voit la terre qui saigne, les étoiles qui saignent, mais il croit que la lumière peut jaillir des ténèbres. Sauf qu'il y a tous ces prédateurs irresponsables, vendeurs de faux espoirs, pollueurs, destructeurs. «Pas de lumière, aucune lueur dans l'effondrement des villes, des bidonvilles, des palais et des châteaux en hécatombe cacophonique.» La pièce ne se veut pas tant haïtienne qu'universelle, le néant nous menace tous.

On passe du presque burlesque à des accents tragiques sans être prévenus, entre chants et invectives, plaintes et suppliques, danse et douleur, amour, colère et folie...  On renonce à prendre des notes pour se laisser porter par l'expérience, sinon, on rate tout.

À 74 ans, c'est peut-être la dernière fois que le public montréalais a la chance de voir Frankétienne à l'oeuvre. À la fin de sa prestation, il disait lui-même au public qu'il s'agissait probablement de sa dernière pièce. Il a remercié Michelle Corbeil, directrice du Festival International de la Littérature (FIL). Plus grave, il a rappelé la situation à Haïti. « Nous sommes encore dans le malheur.  La culture, gorgée de spiritualité, c'est le FIL d'Ariane qui va me permettre de traverser le labyrinthe. Il faut plus de FIL...»

Sa présence jeudi à la Cinquième Salle de la Place des Arts, neuf mois après le séisme qui a ravagé son pays et auquel il a survécu, relève de la magie. Quoique Frankétienne est à lui seul une force de la nature...

Melovivi ou Le piège, dernière représentation ce soir à 20h à la Cinquième Salle de la Place des Arts. Infos: 514 842-2112. www.festival-fil.qc.ca