Il y a tout ce qu'on connaît déjà du célèbre conte dans La belle et la bête de Michel Lemieux et Victor Pilon: une belle brune (Bénédicte Décary), une rose pour provoquer sa rencontre avec une bête tendre sous des dehors rudes (François Papineau), des miroirs magiques, un château mystérieux et un majestueux cheval blanc qui en connaît le chemin.

Mais il y a plus, heureusement: une vénérable fée ensorcelée par la jalousie, une pointe d'érotisme dans le romantisme, des plaies et du sang, ainsi qu'un onirisme enveloppant qui vire brièvement au cauchemar. S'inspirant d'une version ancienne du conte, le tandem d'illusionnistes s'aventure au-delà de sa surface pour brouiller les frontières entre le beau et le laid.

Dans cette version mise en forme par le dramaturge Pierre-Yves Lemieux (dont le texte oscille entre le beau et le verbeux), La belle et la bête s'ouvre sur l'exposé d'une dame qui discourt sur un dérangeant tableau de Füssli, Le cauchemar, où le désir est empreint de danger. Qui est-elle? Une simple conteuse? Une marraine malicieuse? Elle sait le rôle qu'elle joue dans ce conte. Qui êtes-vous dans cette histoire? demande-t-elle toutefois aux gens dans l'assistance...

L'envie d'impliquer le spectateur dans le propos de la pièce ne se traduit pas seulement par l'intervention de cette narratrice interprétée de façon mystérieusement lumineuse par Andrée Lachapelle, mais aussi par la scénographie. Lemieux et Pilon déploient leur poétique outillage technologique jusque dans la salle, dont certains murs deviennent, au gré des projections, tantôt couverts de ronces, tantôt décorés de lustres à bougies.

L'essentiel des effets visuels, capables de donner l'illusion d'une troisième dimension, se développe toutefois sur la scène où des accessoires réels se mêlent aux décors virtuels. Et où les comédiens en chair et en os interagissent avec des interlocuteurs d'apparence holographiques. L'artifice sert essentiellement - et judicieusement - à explorer l'intériorité des personnages. La juxtaposition n'est pas toujours parfaite, mais François Papineau fait notamment des miracles dans une tournoyante scène de combat avec son double.

La cohabitation du réel et du virtuel se fait donc sans heurt majeur, si ce n'est que les voix sont démesurément amplifiées. Le mélange des genres sied par ailleurs très bien au caractère merveilleux du conte. Mais l'essentiel, c'est-à-dire l'émotion, passe encore et toujours par le jeu et les corps des très bons acteurs. Ce qui est capital puisque La belle et la bête demeure ici une histoire de chair et de sentiments. Et de sang.

Si le conte, dans sa version édulcorée par Disney, dit qu'il faut apprendre à voir et à aimer au-delà de la surface, Lemieux et Pilon poussent cette logique bien plus loin: ce n'est que lorsqu'on se montre dans toute sa bonté, sa brutalité et ses cicatrices et qu'on accepte de voir l'autre tel qu'il est que la rencontre véritable peut avoir lieu. D'où la nécessité de pousser ces personnages dans leurs derniers retranchements avant de leur permettre d'accéder à la lumière.

La belle et la bête jusqu'au 16 février au TNM.