Avec La porte du non-retour, Philippe Ducros fait un bilan de ses voyages extrêmes. Le directeur artistique d'Espace libre nous propose un parcours photographique qui relate son séjour africain de 2010 en République démocratique du Congo, et de 2008 au Togo.

Philippe Ducros s'est toujours nourri de ses voyages, qui ont façonné à la fois sa vie et sa dramaturgie. Ses virées au Moyen Orient - en Syrie, au Liban et dans les Territoires occupés par Israël - sont d'ailleurs à l'origine de sa pièce L'affiche, créée en 2009, qui explorait le processus de martyrisation dans le conflit israélo-arabe.

Ses voyages l'ont également amené en ex-Yougoslavie et dans plusieurs pays d'Asie et d'Afrique. Mais à la suite de ses séjours au Togo et au Congo (en 2008 et en 2010), l'auteur, acteur et photographe (qui a écrit pendant la dernière campagne électorale une lettre ouverte aux Ontariens pour les inviter à ne pas voter pour Stephen Harper!) a ressenti le besoin de faire un bilan. La porte du non-retour est le fruit de cette réflexion.

«J'avais besoin de me questionner sur ma démarche de rapporter ce qui se passe au-delà de nos frontières. C'est vrai que je suis revenu troublé de mon voyage au Congo. J'ai été obligé de refouler ce que j'avais vu pour recommencer à fonctionner, avoue-t-il. Je me pose souvent la question: pourquoi est-ce que je me sens responsable? Je voulais parler de ce sentiment-là. En parlant du Congo, ça me permettait de parler, entre autres, du rôle des compagnies minières canadiennes dans les conflits armés en Afrique. Pour montrer qu'il y a des vases communicants entre ici et là-bas.»

Son passage à Kinshasa était d'abord motivé par la lecture de sa pièce L'affiche par une petite compagnie de théâtre congolaise. Mais de la commune de Masina où il se trouvait, il en a profité pour approfondir son sujet de recherche, «une réflexion sur toutes les migrations d'Afrique, explique-t-il. Qu'il s'agisse de l'esclavagisme, l'exode urbain ou les camps de réfugiés. Au travers ces migrations, précise-t-il, ça me permettait de parler de mes propres déplacements».

La porte du non-retour fait référence aux monuments de Lomé, évoquant la traite des Noirs; ces Noirs qui ont quitté le continent africain par le Togo, dans un aller simple vers les Amériques. Mais cette porte du non-retour est également celle qu'ont franchie, malgré eux, des Africains réduits à presque rien, vivant dans une misère indescriptible et insupportable, qu'il a captée en photos. Enfin, la porte du non-retour est aussi celle qu'il a lui-même franchie en devenant un témoin de cette vie agonisante.

Voyage dans sa tête

Son projet d'expo-théâtre est un voyage à l'intérieur de sa tête. Avec ses angoisses et ses questionnements, mais surtout avec la rage et la révolte qu'il exprime face à tout ce qu'il voit autour de lui. «C'est du théâtre et une exposition l'un sur l'autre, tente d'éclaircir Philippe Ducros. Les spectateurs deviennent les personnages qui font la narration. Et les photos que j'ai prises sont un peu le décor de la pièce.»

Grâce à un audioguide, les visiteurs déambulent dans la salle d'exposition divisée en deux parties, donnant ainsi vie aux photographies numérotées qui sont accrochées au mur. L'auteur fait notamment le voyage entre Kinshasa et Masina dans un petit camion qui sert de transport collectif. Il traverse ainsi le boulevard Lumumba, et se rend juste à côté de l'hôtel Apocalypse, commentant l'histoire politique du pays à la manière d'un documentariste. Sans la froideur.

Des voix de filles ont également été enregistrées, des Africaines victimes de viol, mais aussi celle de sa copine (dans le scénario et dans la vraie vie). Dans un extrait à la fois troublant et particulièrement intime, elle lui demande, à peu près dans ces mots: «Pourquoi tu veux voir le pire? Pourquoi tu recherches l'horreur, alors que tu pourrais donner la vie? Te souviens-tu encore de moi?»

«Je me suis constamment posé cette question, avoue Philippe Ducros. Qu'est-ce que je fais ici? À quoi ça sert? Pourquoi je me mets dans ces situations-là? En plus, ma blonde et moi parlions vraiment d'avoir un enfant. Mais là-bas, c'est la dernière chose à laquelle je pensais. Le personnage féminin rend compte de ce questionnement. C'est sûr que ce projet traduit une soif d'agir, même si mes gestes de résistance sont artistiques. Est-ce que l'art peut changer le monde? Je pense que ça contribue au débat.»

«Faire semblant», répète souvent Philippe Ducros pour expliquer son difficile retour à la vie montréalaise. Mais à la fin de cet exercice bouleversant d'une durée d'une heure, on comprend bien qu'il a franchi (avec nous d'ailleurs) ce point de non-retour. «La seule façon de vivre le réel et de ne plus faire semblant est de parler de ce qui se passe là-bas, et d'y retourner», conclut-il.

La porte du non-retour, dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA), à la maison de la culture Frontenac jusqu'au 11 juin.